Don Giovanni ressort de sa boîte au Liceu et viole le confinement (en ligne)
Au moment même où devait initialement se dérouler la dernière représentation de cette production, le Grand Théâtre du Liceu à Barcelone propose gratuitement (puis pendant une semaine) l'enregistrement de la générale du Don Giovanni de Mozart (mais dans une qualité d'investissement jugée légitimement digne d'une retransmission), première production de sa saison 2020/2021. La Catalogne a en effet déclaré la fermeture des théâtres du 29 octobre au 24 novembre, les salles de spectacles des autres régions restant ouvertes (comme nous avons pu rendre compte du Bal Masqué de Verdi au Teatro Real de Madrid). Au Liceu de Barcelone, comme ailleurs, en direct, en retransmission ou en archives, la musique continue donc malgré le confinement.
La mise en scène de Christof Loy se construit avec une grande clarté, dans le décor très net car unique de Johannes Leiacker : une immense pièce vide, seulement occupée par la statue du commandeur à la fin de l'ouvrage (installée le temps d'un court passage joué en avant-scène). La production insiste donc surtout sur le vide sentimental des personnages et de leurs interactions, futiles libertinages autant que mariages. Pourtant, l'ouverture propose deux éléments symboliques mais qui ne seront pas filés : un long rideau rouge figurant une rivière de sang (utilisé ensuite brièvement pour un théâtre de marionnettes et bientôt abandonné), rideau dans lequel Don Giovanni commet son crime initial aux dépends de Commandeur, à ceci près que ces deux personnages sont ici jumeaux. Leur ressemblance estompe ainsi la dualité morale, rapprochant le libertin Don Giovanni (dès lors moins diabolique) et le père de famille (dès lors moins vertueux). Toutefois, Don Giovanni délaisse bientôt sa tenue noire et même sa barbe blanche, qu'il teint en noir avant de revêtir un costume de chevalier blanc galant, à l'image des autres interprètes eux aussi en caricaturales tenues d'époque. Mais finalement, Don Giovanni doit bien remettre sa tenue noire et reblanchir (ou déteindre) sa barbe pour ressembler à nouveau au Commandeur dans la scène finale (sauf que celui-ci a entre-temps repris le costume blanc de Don Giovanni, brouillant encore les cartes).
La piètre qualité des caméras -et de la balance des blancs- renforce leur ressemblance (ou plutôt la confusion de leurs apparences) en noyant souvent les visages d'un halo lumineux (et rappelant ainsi le besoin des théâtres à travers le monde de s'équiper en matériel de captation professionnelle). La captation audio est toutefois assez raisonnable pour permettre de distinguer les qualités vocales et sa qualité relativement brute offre de saisissants contrastes entre les nuances, le tout sans sembler tricher sur les qualités et défauts des voix (comme ont trop souvent tendance à le faire des captations très léchées).
Les spectres des fréquences passent ainsi comme les spectres visuels : permettant d'apprécier les graves terribles de Don Giovanni, renforçant ainsi vocalement sa gémellité avec le Commandeur. Christopher Maltman déploie toutefois l'articulation et les aigus d'un baryton, accentuant tous ses phrasés mais d'une voix de plus en plus ample, pour dévorer ses phrases et ses victimes dans ses filets. Le Commandeur Adam Palka campe un personnage implacable, d'une voix grave et rauque mais un peu étouffée tant elle est assourdie.
Leporello lui aussi ressemble de plus en plus à son maître (comme le veut Don Giovanni pour une tromperie, et l'intrigue), mais Luca Pisaroni se distingue en apportant la commedia dell'arte par son jeu et son articulation. Pour autant, il déploie dès son premier air (du catalogue) toute l'étendue de son grave résonnant dans l'immensité de cette pièce-décor et son articulation jusqu'à l'aigu. Il déploie la liste des conquêtes de son maître, en même temps qu'il déploie son volume sonore et un accordéon de feuilles avec les noms se déroulant de son carnet.
Donna Anna interprétée par Miah Persson serre la voix vers quelque stridence dans les aigus mais sa grande palette de nuances mène de la terreur au soupir, du caractère dramatique révolté au réconfort fuyant. Don Ottavio (Ben Bliss), déguisé en mousquetaire de cuir rouge avec longue chevelure (rappelant Francis Lalanne) trépigne et fait les 100 pas. La voix n'est de fait pas ancrée, distante même lorsque proche des micros, mais elle donne aussi une certaine intensité pour se rebeller -autant que possible- face à Don Giovanni. Puis, une fois posé, il offre un très suave médium et de tendres aigus.
Mousquetaire féminine, la Donna Elvira de Véronique Gens en bottes et pantalon noirs, jabot et voile blanc, défouraille régulièrement son sabre et une voix très ample, un large vibrato balayant tout l'ambitus, ancré et vibrionnant dans le médium mais un peu lâche dans le grave et strident dans l'aigu. L'allure scénique et vocale traduisent ainsi la passion vengeresse qui anime ce personnage, dans l'intensité de ses élans même ceux qui échappent au contrôle dans les gestes et mélodies rapides.
Zerlina, loin des interprétations éthérées de sopranos coloratures, trouve en Leonor Bonilla une grande assise vocale, affirmant le personnage (qui se sert de Don Giovanni pour contrôler Masetto). Certes, la chanteuse perd l'aisance du registre plus aigu dans les mouvements aériens mais elle en assume les longues tenues. Le personnage de Masetto est d'autant plus une victime effacée, a fortiori sous les traits et la voix de Josep-Ramon Olivé, tout en contrôle, mesure, équilibre.
L'Orchestre maison (comme ensuite le Chœur) sous la baguette de Josep Pons débute par une pompe cérémonielle flirtant avec la lenteur, mais pour d'autant mieux s'élancer dans des mouvements rapides, toujours richement sensuels, très intenses et savamment maîtrisés.
Un rideau est à nouveau tendu, pour retomber dans un dernier coup de théâtre : celui du retour du Commandeur. Le rideau retombe pour former la rivière de sang originelle dans la grande pièce initiale de cette production. D'autant que dans cette version (dite de Vienne), le spectacle s'achève sur la mort de Don Giovanni.
La retransmission de ce Don Giovanni est disponible une semaine, jusqu'au 15 novembre 2020, jour où le Liceu donne rendez-vous sur internet (avec retransmission et compte-rendu sur Ôlyrix) pour un nouveau spectacle intitulé Sis Solos Soles : six micro-opéras en création, dans 6 espaces différents du théâtre, interprétés par 6 chanteuses différentes.