Guillaume Tell de Grétry décoche sa flèche à l'Opéra de Reims
Dans la vague du renouveau des répertoires nationaux méconnus, fussent-ils baroques (notamment portés par Les Arts Florissants, Les Talens Lyriques, Le Concert Spirituel et bien d'autres) ou romantiques (avec le travail dévoué du Palazzetto Bru Zane), une compagnie lyrique se dévoue à la (ré)découverte des œuvres du XVIIIe siècle, à savoir celles de l'époque dite classique. Et un compositeur semble tenir une place à part dans leur production artistique : la compagnie Les Monts du Reuil présente ainsi le Guillaume Tell d'André Grétry à l'Opéra de Reims, leur lieu de résidence. Il s'agit en effet de la troisième production de Grétry ces cinq dernières années (après Raoul Barbe-Bleue en 2016 et Richard Cœur-de-Lion en 2018), et une autre est prévue pour la saison prochaine : Le Magnifique du même compositeur, adaptation des fables de La Fontaine.
Le spectacle rémois est réalisé sous une forme aisément exportable (pouvant voyager et se jouer sur de petites scènes), avec musiciens et chanteurs partageant le plateau. Deux échafaudages forment la composition scénique : l'un en arrière -sur lequel se trouvent les musiciens- étant voilé, et l'autre divisé en deux compartiments -la partie inférieure abritant une mini-forêt, dessous une chambre. Ces deux échafaudages sont liés par une planche glissante, et les cordes, tenant un(e) voile et attachées à l'avant de la scène, donnent l'illusion d'un bateau. La lecture de Juan Kruz Diaz de Garaio Esnaola joue sur l'ambiguïté, colorée par la scène et des costumes illuminés en clair-obscur. Ce choix fait écho aux balancements musicaux entre les tons pastoraux et ténébreux, imprimés dans la partition où résonnent les événements politiques de la Révolution (l'œuvre fut créée en 1790). L'accoutrement des chanteurs est uniformément noir, mais ils sont souvent derrière et manipulent des mannequins de tailleur aux costumes traditionnels de la Suisse alpine. Très souvent, le metteur en scène fait recours à un danseur (Marti Corbera) pour mimer les voix dans les dialogues parlés, ainsi que faire surgir les événements d'une manière surnaturelle. Bien que ses mouvements de danse ne trouvent pas leur sens dans la dramaturgie de l'œuvre, son rôle évoque celui de Samiel dans Le Freischütz et se relie au procédé scénique de la Compagnie 14:20.
Le rôle-titre est confié au ténor Benjamin Athanase. Les teintes douces et luisantes de sa ligne vocale resplendissent dans la région centrale de son diapason. Cependant, les aigus sont poussifs et rauques, tandis que l'assise s'avère grêle et peu appuyée. Cette pâleur vocale s'accorde avec un jeu d'acteur qui manque de conviction.
La soprano Laura Baudelet incarne les personnages de Marie et Madame Tell. Sa voix puissante et perçante domine le plateau, en particulier dans les nombreux numéros chantés avec ses collègues. Elle est pleinement investie sur scène, tant vocalement que dramatiquement (la prononciation du parler est admirée), avec beaucoup de mouvements et changements qu'exigent ses deux rôles. Elle marche sur la terre glissante en entonnant des notes suraiguës, mais parfois âpres et fragiles. Le début du troisième acte la dévoile expressive et vulnérable, plongée dans l'inquiétude (Guillaume étant retenu en captivité).
Jeanne Zaepffel interprète le rôle travesti du fils du couple Tell et se distingue par la clarté et la précision de son intonation. La voix ronde et boisée complémente celle de son homologue soprano, égalant sa force sonore. L'articulation est intelligible et sa prestation théâtrale éveille la compassion pour son personnage, (presque) devenu victime si son père n'était pas aussi précis archer.
Le méchant Gesler, dans l'interprétation de Yann Toussaint, est une personnalité menaçante, qui inspire à la fois le mépris et la peur ("Il mourra !", chanté à l'attention de Guillaume Tell). Son apparence physique et vocale incarne l'autorité, le niveau de l'émission le fait se démarquer du reste de la distribution masculine. En revanche, sa ligne est fragilisée et menacée dans les zones frontalières de l'ambitus, les notes un peu forcées dans les cimes et le phrasé manquant de finesse. Pourtant, le jeu d'acteur est pertinent, dans tous les cas (il interprète également le rôle parlé du père de Melktal).
Enfin, Melktal dans l'interprétation du ténor Guillaume Gutierrez est un bonhomme suisse alpin, cherchant à assouvir et couronner son amour pour Marie. Sa projection ne manque pas de résonance, et les inflexions rythmiques de la ligne du texte comme du chant préservent richesse et maîtrise. Le timbre chaleureux repose dans sa terre d'asile au registre central, mais dès qu'il monte en température et intensité, la justesse est remise en question, tout comme la beauté de son phrasé.
Les musiciens des Monts du Reuil, rejoints par leurs collègues de l'Opéra de Reims, se présentent en formation chambriste (11 instrumentistes), installés sur scène et parfois intervenant même dans la mise en scène (surtout la clarinettiste, violoniste et corniste). La phalange est composée d'un mélange d'instruments d'époque et contemporains, menée par la claveciniste et romancière Hélène Clerc-Murgier, cette fois au piano-forte. De ce fait, le son est par moments déséquilibré, l'ouverture jouée à la corne (au lieu du cor) y contribue, mais apporte en revanche les couleurs pastorales, peignant la verdure de la campagne suisse. La première violon se remarque par sa maîtrise technique et l'ensemble forme ses crescendi orchestraux intenses et dramatiques.
Le public apprécie et applaudit les artistes à l'issue du spectacle qui est désormais prêt à voyager.