L'Élixir d’amour soigne son Carnaval à la Fenice de Venise
Dans l’esprit d’un cabaret, la mise en scène proposée par Bepi Morassi évolue continuellement. Le décor conçu par Gianmaurizio Fercioni utilise des toiles de fond, reproduction de celles utilisées pour la Première de 1832 au Théâtre Canobbiana à Milan (évocation d’un village, d’un intérieur d’une halle) sans surcharge mobilière ni architecturale, simplement quelques bancs modulables, des tréteaux, quelques toiles tendues sur cintre (pour représenter, par exemple, le carrosse du docteur charlatan avec une ouverture pour le faire apparaître et s’annoncer par un porte-voix). Les costumes conformes à l’époque de Donizetti (également conçus par Fercioni) sont variés et leur diversité colorée anime le grand plateau scénique, tout comme les mouvements de foule dans ce petit monde stéréotypé. La sagesse laisse la comédie prendre peu à peu le dessus : quiproquos, doubles jeux et marivaudages traditionnels de la commedia dell’arte. Effets comiques qui se multiplient, toujours bien dosés et sans outrance. Tout d’abord dans la danse pantomime des soldats, évoluant en rang d’oignons, aux petits soins pour leur sergent de garnison imbu de son autorité. Après ce Belcore, matamore portant bien son nom, l’autre ressort comique repose sur le personnage du médecin charlatan Dulcamara. Avec son costume farfelu, sa perruque rousse surmontée de deux cornes lui donnant une allure faustienne, accolé de deux assistantes meneuses de revue, il assure pleinement le rôle de basse bouffe caractéristique du genre.
Farce et lyrisme sont liés avec rigueur et fantaisie, grâce à ces protagonistes. La rigueur se manifeste dans le bel canto, le respect des nuances et des intentions, l’équilibre avec l’Orchestre de La Fenice dirigé par le dynamique enthousiasme de Jader Bignamini. Le Chœur du Théâtre de La Fenice, préparé par Claudio Marino Moretti est également un véritable protagoniste, buvant les paroles du bonimenteur au point de l’élire maire du village.
La fantaisie domine dans le comique de situation musicale (Belcore séduisant la diva Adina en se transformant en rock star pour lui chanter une sérénade, ou Adina faisant un massage cardiaque rythmé après avoir enfin déclaré son amour à Nemorino). Bepi Morassi engage même le public dans la salle par des interactions directes, dont les lancers de tracts vantant les vertus des élixirs du médecin à partir du poulailler (rappelant immédiatement la légendaire scène dans le film Senso de Visconti).
Irina Dubrovskaya sait faire évoluer son personnage Adina en variant le timbre et l’émission de sa voix. Le visage et la voix, volage et changeante, sculpte son soprano d’une manière sophistiquée (mais légèrement artificielle avec vibrato et coloration saturée de certains médiums) pour évoluer vers un timbre plus pur, plus cristallin, plus authentique lorsqu’elle avoue enfin son amour pour Nemorino. Les vocalises sont fluides, limpides, ses suraigus éclatants.
De même, Belcore, interprété par Marcello Rosiello, une fois dépouillé de son costume et de ses galons, déploie sa voix de baryton tonitruante aux graves profonds avant de perdre un peu de son ampleur.
Le ténor Leonardo Cortellazzi campe Nemorino. Son timbre de ténor lyrico-léger lui permet de s’adapter à tous les traits du garçon de campagne amoureux. Le phrasé précis est expressif. Il utilise le registre mixte à bon escient, la voix est bien projetée et le vibrato perceptible. Comédien convaincu et subtil, il est particulièrement émouvant dans son interprétation nuancée d’Una furtiva lagrima.
Seul Dulcamara interprété par Francesco Vultaggio reste égal à lui même, charlatan et manipulateur du début à la fin, jusqu’à se substituer au chef d’orchestre. Voix bouffe par excellence, la ligne de chant est précise, la diction très claire au profit d’un phrasé sculpté. Il module sa voix avec aisance et quelques intentions satiriques. Enfin Giannetta est interprétée par Arianna Donadelli, voix claire mais manquant un peu de soutien et passant difficilement l’orchestre.
Le jeu, l’amour et la folie. Tels étaient les thèmes du carnaval vénitien de cette année. Cette version de l’élixir d’amour y trouve bien sa place. Émerveillement, poudre aux yeux, point trop de sérieux, amusement... pour oublier une larme furtive, une sourde menace.