Cosi fan tutte à La Monnaie, amours en tous genres
Deux jours après Les Noces de Figaro teintées de politique et d’actualités secouantes (et deux jours avant Don Giovanni), le thème de la trahison et du jeu de pouvoir place Cosi fan tutte sous le joug de la possession, de l’usurpation et de l’infidélité : toujours franc, insidieux mais plus acide encore.
Sous la couleur jaune (de la trahison et de Judas), le temps des revanches féministes sonne dans un décor bien connu du public : Bruxelles de nos jours. Détournements amoureux, tromperies et regrets, les thèmes mozartiens résonnent actuels, rappellent le cycle du temps, les répétitions des erreurs humaines par nos contemporains depuis Beaumarchais.
"Jaune comme les photos qui pâlissent, comme les feuilles qui meurent, comme les hommes qui trahissent… Jaune était la robe de Judas." Michel Pastoureau et Dominique Simonnet. Le petit livre des couleurs
Dans Cosi, cet opéra faussement joyeux de Mozart, tout autant théâtre qu’opéra, le pouvoir détenu par la gent masculine soumet (au test) les femmes, les place dans des rôles de faible piété. Sauf que cette mise en scène "mélange les genres", le jaune de la trahison illumine d'autant plus un gris indifférencié des sexes (homme, femme, neutre) : rappelant l'universalité humaniste de Mozart, de la pression sociale, de la passion et de la pression amoureuses. L'uniformisation des costumes et des gestes (joggings, sans manière), l'inversion des rôles aguicheurs, loin de tout confondre, permet de dépasser le binaire et de renforcer les enjeux capitaux de luttes des classes, quête de pouvoir, quête de l’amour et peur de l’abandon.
Le propos scénique permet également à l'Orchestre de concentrer encore et toujours l'émotion. Antonello Manacorda et la phalange maison poursuivent ce pari d’aborder les trois partitions en une seule semaine, ils l'accomplissent avec la vitalité d'un thriller amoureux (enthousiaste au point que quelques airs se retrouvent parfois décalés). Dans cette grande performance trilogique, Mozart-da Ponte sont aussi portés par la passion et précision qui animent les chœurs de La Monnaie, voix du peuple et de la nation, empli de verve, de puissance et d'une éloquence quasi-accusatrice.
Sortir des conventions dans l'histoire de l'opéra, des protagonistes et antagonistes, traditionnellement rattachés aux genres (méchants et gentilles, hommes et femmes) permet aussi de se concentrer sur la voix. Dans la logique du Cherubino des Noces de Figaro, adulé du public pour sa liberté de jeu et sa transidentité qui avait offert une performance dérangeante au précédent épisode, c’est ici Don Alfonso (incarné par Riccardo Novaro) qui se joue d’une figure plus féminisée, subtile et travaillée d’un sensuel élégant et corseté. La Cage aux folles ou une très tendre Laurence Anyways de Xavier Dolan surgissent de son baryton marqué par un travail appuyé, un phrasé-baroque très travaillé, une prosodie théâtrale à l’image de son rôle ambivalent. Sur des graves plus sombres encore, la voix semble un peu soufflée, les mots retenus en gorge, mais la luxure contenue du personnage triomphe.
Despina interprétée par Caterina Di Tonno brille d’une voix incisée, précise et sans limite dans les aigus. Voix de lame et femme folle de pouvoir, la vicieuse Despina se masculinise ici, prenant le pouvoir au sein du couple machiavélique. La chanteuse se livre naturelle et puissante, incisive et pourtant supérieure d’un détachement noble, grand signe de femme indépendante.
Tout aussi limpide, la voix de Fiordiligi trouve en Lenneke Ruiten une vélocité très remarquée. Les aigus sont ceux, clairs et racés, d’une ligne colorature. Emprise d’un trouble réel, les sauts mélodiques extrêmes expriment un déchirement entre les amoureux anciens et nouveaux. Tiraillée de passion, l’indolence de la voix dans les graves trouve dans les notes supérieures une noblesse d’âme.
Dorabella, expressive de jeu, marque pourtant sa voix d’une vivacité moins marquée dans les aigus. Un peu naïve, la jeune sœur se refuse au jeu amoureux, et par raison Ginger Costa-Jackson place sa voix dans une constance un peu automatique, sans développement tragique, contenue dans un registre assez médian mais prête à éclater de joie et de rires.
Les voix du duo masculin viennent compléter l’harmonie. Pour le rôle de Ferrando, le ténor argentin Juan Francisco Gatell offre un organe très riche, ornementé avec un lyrique très italien, bel canto. Légèrement pincée, la ligne est véloce, la diction précise, et le chanteur réussit le tour de force d’un chant tout autant naturel que le jeu. Légèrement en retrait, Iurii Samoilov en acolyte Guglielmo place une voix de baryton au service d’un rôle maitrisé, assis et confiant. Le calme et la prestance du personnage lui assurent une bonhomie certaine, naturelle.
Suite au prochain et dernier épisode de la trilogie avec Don Giovanni qui sonnera plus rouge et indécent encore.
Rendez-vous à partir du 19 mars pour le streaming de cette trilogie Mozart da Ponte sur cette page via OperaVision