L'âge d'or du cinéma hollywoodien à l'Opéra de Bordeaux
À l’affiche du concert, et rappelant la popularité ainsi que la longévité du compositeur Bernard Herrmann, figurent des musiques composées pour Orson Welles (Citizen Kane), Alfred Hitchcock (Psychose et La mort aux trousses), et François Truffaut (Fahrenheit 451, La mariée était en noir) mais aussi The Ghost and Mrs Muir de Mankiewicz, Hangover Square de John Brahm, et Obsession de Brian de Palma.
Il est presque déconcertant de constater à quel point la musique classique du XXe siècle (si souvent considérée comme élitiste et hermétique), se cachait à la vue de tous : sur les écrans de cinéma. Si Bernard Herrmann est peu connu pour sa musique « sérieuse » (son opéra Wuthering Heights/Les Hauts de Hurlevent -à ne pas confondre avec celui de Carlisle Floyd- sera donné en création scénique française, à Nancy en mai prochain), sa musique palpitante pour Hitchcock reste inoubliable : les palpitations de Vertigo comme les stridences dans Psychose au rythme des coups de poignard sous la douche.
Seulement, même en prêtant une attention toute particulière à la musique du film North by Northwest (La Mort aux Trousses de Hitchcock), au fandango qui scande la terrifiante course de Cary Grant, très peu de cette composition s’entend véritablement dans le contexte du film, estompée, nécessairement reléguée en arrière-plan. Il est d'autant plus enthousiasmant d’entendre ce fandango tempétueux Mount Rushmore à l’Auditorium de Bordeaux. Avec quatre-vingt-sept musiciens, la profondeur des cordes, la puissance tonitruante des quatorze cuivres, les textures surprenantes des percussions (des castagnettes) et deux harpistes — l’orchestre fait découvrir la musique d'Herrmann telle qu’elle est rarement entendue.
La suite pour cordes de Psychose est particulièrement surprenante. Herrmann donne à la musique d’angoisse ses lettres de noblesse, d'abord par une terrifiante mise en conditions : une montée lente en accords presque insupportablement étranges, ponctuée de grondements des basses, des frissons faits d’étranges pizzicati aux violons ou des cordes frottées, des contrebasses tordant leurs notes tenues d’un quart de ton composent un effet pervers.
Une suite pour cordes, harpes et percussions faite pour Fahrenheit 451 creuse justement l’usage de ces instruments et de leurs combinaisons, dans un tout autre registre : les deux harpes avec le célesta et le xylophone explorent un mélange de sonorités anciennes et nouvelles, pour suggérer la nostalgie romantique d'un monde détruit.
La soirée est marquée par l’apparition de la soprano suisse, Ana Maria Labin dans « l’Air de Salammbo » composé pour Citizen Kane (et présenté parmi d'autres dans notre Dossier découverte). Dégageant un sentiment de confiance et de facilité, elle a l'air triomphal et le sourire joyeux, tendrement assurée de ses qualités grâce à l'expansion de sa voix. Comme l’explique la chanteuse après le concert, la tessiture très haute de l’air (jusqu’au contre-ré) est réputée pour être inchantable et embarrasser l'interprète, mais Ana Maria Labin échoue remarquablement à la chanter mal : avec sa voix mozartienne pure et brillante, posée sur une technique très solide, elle déjoue les pièges avec technique, phrasé, délié. Elle n’a pas besoin de placer le formidable contre-ré final en voix de sifflet (technique permettant d'atteindre un suraigu mais sans ancrage) : elle chante à voix pleine le paroxysme final (bien que l’immense orchestre perde alors la notion de ses nuances, excessives en comparaison).
Notable également est l’intervention du pianiste Tanguy de Williencourt, dans le "Concerto macabre" pour piano, extrait de Hangover Square. Sa virtuosité est endiablée mais d'une grande précision et elle déploie beaucoup de passion, investissant même les silences d’une intensité dramatique.
L’Orchestre national Bordeaux Aquitaine semble s’en donner à cœur joie dans ces œuvres pleines de fantaisie, sous la baguette dansante de David Charles Abell. Leur prestation permet à une salle subjuguée de prendre pleinement connaissance d’une musique qui paraissait si familière.