Falstaff entonne ses Poulailler Songs à Monte-Carlo
Retranscrire l’action mouvementée de l’opéra-bouffe de Verdi dans le monde plus familièrement chaotique d’un poulailler, voilà le pari de Jean-Louis Grinda, par ailleurs directeur de l’institution monégasque. Falstaff devient ainsi un vieux coq trop gras et les commères de Windsor des poules, pintades ou canes, dans une diversité de costumes dus à Jorge Jara Guarda. Tous les personnages, ainsi que les figurants, grimés en souris ou en poussins, participent ainsi à ce drôle de Carnaval des Animaux.
Si l’intention louable du metteur en scène était de recourir au monde de la fable pour prendre du recul et atténuer la cruauté d’un livret au cours duquel un vieil homme naïf (mais certes peu recommandable) est persécuté pour sa grossièreté, son âge et son embonpoint, le dispositif rencontre ses limites au niveau de sa réalisation : certains personnages (les femmes, particulièrement) adoptent une démarche de volatile, d’autres, dont Falstaff lui-même, restent des humains en costume. Pareillement, certains costumes sont plus anthropomorphiques que d’autres, et semblent établir une hiérarchie d’humanité parmi les protagonistes. Il est donc difficile de se plonger entièrement dans la métaphore, et la nonchalance animalière avec laquelle Falstaff est jeté à l’eau dans l’acte II ressemble plus à la banalisation d’une farce qu’à la dénonciation propre au format de la fable.

Cette basse-cour évolue au sein d’un décor composé de livres géants qui se déplacent au cours de l’action : chacun d’entre eux adresse un clin d’œil au spectateur, qu'il s'agisse des Œuvres Intégrales de Shakespeare ou d'un volume consacré à la bière pour figurer le troquet de l’acte I. Un peu statique malgré tout, ce décor s’anime lorsqu’il est exploité autrement : une vidéo qui s’affiche sur un livre qui s’ouvre, ou lorsque la campagne d’une couverture est utilisée comme décor de fond. L’identité visuelle du dernier acte est cependant la plus marquante : sur fond de bois multicolore, un chêne s’abaisse solennellement et accompagnera Falstaff dans sa dernière chute, tandis qu’elfes et êtres surnaturels aux motifs d’Halloween bigarrés viennent envahir la scène, sous les lumières remarquées de Laurent Castaingt.

Le casting vocal réuni par l’Opéra de Monte-Carlo impressionne une fois encore. Dans le rôle secondaire mais primordial de Nannetta, Vannina Santoni s’affranchit sans peine de son grand air "Sul fil d'un soffio etesio", où elle déploie des aigus éthérés et réalise des duos radoucis avec Enea Scala. À la tête de la basse-cour des joyeuses commères de Windsor, la gallinacée en chef Rachele Stanisci (Alice Ford) délivre une prestation très riche en vibrato. La soprano semble toutefois plus à l’aise sur les rares envolées aiguës de la partition que sur ses nombreux passages graves. Son timbre un peu perçant s'éloigne de la sensualité attendue du personnage. Un contraste marqué avec la Miss Quickly, de la mezzo dramatique italienne Anna Maria Chiuri qui, sur cette partition écrite pour contralto, gère avec intelligence le passage en voix de poitrine pour produire des effets de contraste comique. Annunziata Vestri (Meg) par son timbre sombre et généreux, qu’elle sait adapter aux nuances de l’opéra-bouffe, vient compléter le casting féminin.

La distribution vocale masculine est quant à elle identique à celle proposée par l’Opéra de Marseille dans la même mise en scène en 2015. Le ténor Carl Ghazarossian convainc en Docteur Caius grimé en bouc libidineux, tandis que le duo de valets inconstants incarné par Rodolphe Briand et Patrick Bolleire allie solidité vocale et sens du comique (ils sont peut-être ceux qui tirent le meilleur parti de leur déguisement animal de chats de gouttière). Le ténor lyrique Enea Scala (Fenton) déborde d’énergie et s’il passe un peu en force dans les aigus, il maîtrise son air "Dal labbro il canto estasiato vola".
Dans le rôle du trompé imaginaire Ford, Jean-François Lapointe offre au public une performance aboutie, démontrant la palette étendue de son expressivité, d'une diction impeccable et d'un timbre net, notamment dans ses duos, avec sa femme et Falstaff. Son air de la jalousie de l’acte II "E Sogno ? O realtà" récolte des applaudissements nourris pour son intensité et sa nuance.

Le public offre enfin un triomphe à Nicola Alaimo. Le baryton italien se balade dans le rôle-titre, qu’il a déjà interprété à Milan ou à New York, qu’il aborde avec beaucoup de musicalité et une finesse inversement proportionnelle au gabarit de son personnage. Sa voix puissante ne connait aucune baisse de régime. Intense et chaleureuse, elle couvre sans peine l’orchestre et semble l’entraîner derrière lui. Son engagement sur scène est réjouissant : son timing comique est naturel et très à propos, ce qui dessert presque la mise en scène puisqu’il est difficile de se figurer un coq derrière un jeu aussi juste.
La direction musicale de Maurizio Benini parvient à dompter cette partition exigeante avec aplomb : elle rend justice à la dissémination des timbres straussienne et à la progression wagnérienne de cette partition verdienne unique.
