Le Triptyque de Puccini à l'honneur à Torre del Lago
Même à Torre del Lago, seul festival intégralement consacré à Puccini, Le Triptyque se fait plutôt rare : il y a quatre ans, à l’occasion du 60e festival, l’œuvre est reprise pour la première fois depuis 40 ans ! Cette année, le Festival fait appel à la production de l’Opéra d'État hongrois, signée Ferenc Anger, créée en 2015 et applaudie cet hiver encore à Budapest, en même temps que Les Fées du Rhin d’Offenbach mis en scène par le même artiste.
La profondeur du plateau, à Torre del Lago, étant moindre que celle du théâtre Erkel de Budapest, la scénographie et les décors ont dû être légèrement retouchés. C’est surtout sensible pour Il Tabarro, où l’on n’aperçoit plus que l’arrière de la péniche. Mais on retrouve le pont sous lequel celle-ci s’engouffre. Il permet à quelques figures typiquement parisiennes de traverser la scène, apportant une touche de « couleur locale » appréciée des spectateurs. La rue prolonge le pont côté jardin avec son café typique où interviennent les « midinettes » pour leurs couplets. On retrouve aussi, dans Sœur Angélique, ce grand escalier extérieur menant au couvent, couvert de plantes dans lesquelles l’héroïne n’aura qu’à puiser pour accomplir le geste fatal qui la conduit à la mort, et, dans Gianni Schicchi, les fameux tableaux de maîtres italiens renaissants (La Joconde de Vinci, le Portrait d’un vieillard et d’un jeune garçon de Ghirlandaio, etc.) dont les visages sont tous remplacés par des têtes de chiens – images de la cupidité des personnages. La mise en scène de Gianni Schicchi contient quelques vulgarités, des anachronismes faciles (le téléphone utilisé par les personnages en habits du XIIIe siècle), ou l’inexplicable immense ours en peluche remplaçant le cadavre de Buoso. Mais elle provoque le rire du public (c’est bien là l’essentiel). Celles du Tabarro et de Sœur Angélique offrent des tableaux vivants (belle direction d’acteurs), séduisants à l’œil.
Pour ce Triptyque, le Festival de Torre del Lago a particulièrement soigné la distribution, bien que l’œuvre soit difficile à distribuer, notamment en raison des très nombreux seconds rôles dont elle regorge : elle comporte pas moins de 37 rôles ! Impossible, dans ces conditions, de citer tous les comprimari (seconds rôles), mais il faut cependant louer la très grande homogénéité de la troupe de chanteurs réunie, chacun s’efforçant de défendre au mieux le personnage et les répliques qui lui ont été confiés.
Côté barytons, Florin Estefan campe un Michele convaincant : triste, sombre, dévoré par la jalousie et la violence contenue qui le rongent. Vocalement, la performance est correcte malgré un vibrato prononcé qui affecte la ligne de chant dans les aigus forte. Presque trente ans se sont écoulés depuis le grand succès remporté par Bruno de Simone dans Le Frère amoureux de Pergolèse à La Scala, mais la voix a conservé ses couleurs, sa projection, sa souplesse : les monologues de Schicchi (en particulier le « Ah!... che zucconi! » /« Ah !... quels bouffons ! ») sont des moments de théâtre et de chant, Bruno de Simone ne privilégiant jamais le premier au détriment du second. Il remporte un beau succès amplement mérité.
Le rôle de Rinuccio (Gianni Schichi) ne pose guère de problème au ténor Danilo Formaggia, mais le timbre manque un peu de fraîcheur et de juvénilité pour le jeune amoureux de Lauretta. Le ténor Vitalij Kovalchuk, quant à lui, offre une performance intéressante en Luigi d’Il Tabarro. Sa physionomie et son timbre singuliers permettent de le distinguer très vite des autres employés de Michele et attirent immédiatement l’œil et l’oreille des spectateurs. Mais il est dommage qu’avec une puissance appréciable, une belle projection naturelle, des aigus plutôt faciles, le ténor cherche à forcer sa voix pour gagner encore en puissance, ce qui, à plus d’une reprise, lui fait perdre en sobriété et surtout en justesse.
Annunziata Vestri crée la surprise en Princesse de Sœur Angélique. Le rôle est souvent distribué à des mezzos aguerries, ce que justifie l’âge supposé du personnage. Aussi, le fait de voir et d’entendre une jeune interprète dans ce rôle bouscule les habitudes : la voix est belle, saine jusqu’aux deux extrêmes de la tessiture (graves impressionnants, poitrinés à propos, aigus parfaitement maîtrisés), et Annunziata Vestri fait oublier son jeune âge en jouant parfaitement le caractère hautain et terriblement borné du personnage. Le maquillage et les éclairages accentuent le côté émacié du visage de l’interprète, achevant de conférer à cet être glaçant, sans âge, à la silhouette longiligne, un aspect réellement inquiétant. L’impression est si forte que la confrontation avec Sœur Angélique est interrompue par les applaudissements des spectateurs.
Les trois sopranos offrent des satisfactions diverses : la voix d’Elisabetta Zizzo en Lauretta manque un peu de rondeur pour rendre pleinement justice à « O mio babbino caro », d’autant qu’un soutien insuffisant rend parfois la ligne de chant fluctuante. La voix de Silvana Froli (Giorgetta d'Il Tabarro), grande habituée du Festival, présente une projection un peu limitée et fait entendre quelques raucités dans le médium et le grave. Son engagement lui vaut cependant un joli succès auprès des spectateurs. Donata D’Annunzio Lombardi triomphe en Sœur Angélique. Cette artiste, à quelques exceptions près, chante essentiellement en Italie et c’est bien dommage. Tout au plus pourrait-on lui reprocher un timbre aux couleurs un peu impersonnelles, ou une puissance vocale relative qui retire un peu de leur impact aux scènes les plus fortes. En revanche, elle donne à entendre un art consommé du chant, sobre, élégant, capable de très belles nuances justes et y compris dans les très beaux pianissimi aigus sans lesquels le personnage perd son indispensable part de fragilité. Le portrait qu’elle offre du personnage, tantôt effacé, révolté, désespéré est pleinement réussi.
Enfin, le jeune chef Jacopo Sipari di Pescasseroli compte pour beaucoup dans la réussite de cette soirée. Amoureux de l’œuvre (qu’il chante quasi intégralement en même temps que les chanteurs), il tire du bel orchestre de Toscane des sonorités magnifiques, rendant parfaitement justice à l’extraordinaire orchestration de Puccini, faisant entendre maints détails habituellement noyés dans le flot orchestral sans que jamais la cohérence de sa lecture n'en souffre, conférant à chaque opéra, à chaque scène, la couleur exacte qui lui revient – du dramatisme exacerbé d'Il Tabarro à l’ironie cinglante de Gianni Schicchi, en passant par le pathétique déchirant de Sœur Angélique. La gestuelle de ce chef est, par ailleurs, un spectacle en soi, tant Jacopo Sipari di Pescasseroli semble vivre la musique de Puccini dans toutes les fibres de son être : la musique semble s’être matérialisée entre ses mains et le chef donne l’impression de la pétrir, la caresser, la façonner jusqu’à ce qu’il obtienne la pâte sonore désirée ! Un artiste à suivre.