Un Parsifal manipulateur de tous les sens à Baden-Baden
Dieter Dorn, auteur de plusieurs mises en scène d’opéra à Vienne, Salzbourg, Bayreuth, Berlin, Genève et New York, présente à Baden-Baden son interprétation du Parsifal de Richard Wagner. Ce « festival scénique sacré » représente pour beaucoup de spectateurs un événement cérémoniel, voire religieux (pour ceux qui se fâchent contre les applaudissements après le premier acte) et il s’agit selon Dorn d’une histoire « sans destination » qui finit par retourner au début de l’œuvre. Certes, la pièce est structurée sur le modèle ABA, mais le développement de l’intrigue fait du troisième acte bien davantage qu'une simple reproduction du premier. Toujours un défi pour les metteurs en scène, cette double dramaturgie trouve ici sa réalisation dans un concept assez simple : le premier acte est placé à un endroit non défini, marqué par la grisaille et la fadeur, où se déplacent des constructions en bois (Magdalena Gut) à l’aide du chœur et des figurants, servant plus tard comme balcon pour les chevaliers pendant les cérémonies. Les spectateurs reconnaissent ces décors (et quelques éléments dans la direction d’acteurs) au troisième acte, mais remarquent en même temps un milieu décadent, dont la scénographie a souffert au démontage et tombe en morceaux. Le deuxième acte a lieu chez le magicien Klingsor dans un espace presque vidé, avec différents plateaux qui concrétisent les relations hiérarchiques dans la pièce. Le Parsifal de Dorn souligne la théâtralité de l’œuvre, à la fois dans les rituels, notamment dans le monde des chevaliers, et dans la circulation du pouvoir si présente dans la pièce. Dorn intensifie le trait méta-théâtral, en accord avec le livret et la musique, en se servant de rideaux et de voiles pour communiquer la « révélation » récurrente dans cette œuvre.
Si ces décors sont faibles en lumière et en puissance éblouissante, il n'en va pas de même pour les artistes. Simon Rattle dirige l’Orchestre Philharmonique de Berlin avec une virtuosité rare, le tenant fermement dans sa main en peignant pour chaque acte une atmosphère toute différente de celle qui la précède. Ses tempi sont parfois plus lents, parfois plus rapides qu'habituellement dans cette œuvre, mais ils sont toujours motivés et contribuent à accentuer des passages normalement moins centraux de l’opéra. En fait, Rattle est un grand manipulateur : le choix savant des tempi ainsi que la dynamique nuancée sont les moyens d’un travail précis pour que le spectateur reste immobile et magnétisé devant les événements musicaux à venir, tel que le cri de Kundry, les lamentations d’Amfortas ou le Chœur Philharmonique de Vienne, sublime et subtil (à de rares occasions seulement, un peu mal articulé), comme le son orchestral semblant venir de partout dans la salle.
La manipulation est un thème récurrent aussi dans le comportement des personnages. Franz-Josef Selig (Gurnemanz) ne possède peut-être pas le haut registre retentissant de René Pape, Georg Zeppenfeld ou Günther Groissböck, mais son registre moyen le contrebalance : parfaitement audible dans toutes les nuances possibles, sa belle voix et son excellent phrasé transmettent des détails cachés du rôle, en particulier le côté agressif et quelque peu assoiffé de pouvoir si rarement manifesté dans d’autres interprétations du doyen des chevaliers.
La Kundry de Ruxandra Donose, mince et attirante, donne l’impression d’un instrument plus léger qu’à l’habitude. Malgré sa tessiture annoncée de mezzo-soprano, elle chante plutôt avec un registre de jeune soprano (manquant quelquefois la brillance des sur-aigus). C’est une Kundry fort aimable qui reste néanmoins une victime tristement exposée aux pratiques violentes devant et derrière le rideau.
Sa plus grande menace est Klingsor, incarné par Evgeny Nikitin, qui reprendra bientôt le même rôle à Paris (réservations). Plutôt que sur le jeu vocal, sa manipulation repose sur sa force sonore, à la fois effrayante et impressionnante. Cerveau de la malveillance, il commande avec des gestes simples mais efficaces tout ce qui se passe dans son domaine. Ses filles-fleurs (Iwona Sobotka, Kiandra Howarth, Elisabeth Jansson, Mari Eriksmoen, Ingeborg Gillebo et Kismara Pessatti) sont toutes bien individualisées et munies de belles voix. Vêtues de robes blanches (peut-être des mariées lamentant la perte d’un être cher), leurs voix se mêlent parfaitement et engendrent merveilleusement le désordre et la sur-stimulation sensorielle de Parsifal.
Stephen Gould chante le rôle-titre. Normalement à voir dans des rôles encore plus lourds, comme Tristan et Siegfried, il s’attaque ici à Parsifal. La brillance sonore lui faisant parfois défaut, il contribue à une autre compréhension musicale du personnage grâce à sa force vocale, influencée par son interprétation enfantine de Siegfried à Dresde (sous Christian Thielemann). Souvent observateur silencieux, il interprète de manière crédible le développement de cet « innocent au cœur pur » en assombrissant sa couleur vocale dans le dernier acte, faisant passer Parsifal à l’état d’un roi couronné.
Amfortas, chanté par Gerald Finley, devient ici le monument de tourment et de souffrance. Son père Titurel (Robert Lloyd) le dirige de manière terrifiante vers le Graal avec des gestes et une force vocale de vieil homme mourant mais encore en possession de toute son autorité royale. La présence scénique d’Amfortas, d’abord fort théâtralisée, se transforme vers la fin de l’opéra en une expression plus sincère, authentique et désespérée. Le développement du personnage à travers ses scènes, qui ne deviennent jamais des numéros isolés mais plutôt les points forts de la soirée empreinte de beauté, douleur et intensité : une véritable prouesse de lumière et noirceur unies dans une grande expérience théâtrale.