Les Contes de Serenad B.Uyar à Massy
Créé à l’Opéra Comique de Paris le 10 février 1881, Les Contes d'Hoffmann constitue le dernier opus du compositeur parisien d’origine germanique, Jacques Offenbach. Commencée en 1873 avec la confection du livret, cette longue aventure artistique prend brusquement fin avec la mort d’Offenbach le 5 novembre 1880. Le compositeur laisse derrière lui un « opéra fantastique » inachevé, sujet à de nombreuses versions. C’est pourquoi, comme tous les metteurs en scène avant eux, Olivier Desbordes et Benjamin Moreau ont dû faire des choix artistiques. Le premier d’entre eux a été d’établir un ordre dans les différentes histoires. Privilégiant la vision originelle de la création parisienne, c’est l’acte d’Antonia qui clôt la présentation des trois femmes idéalisées par Hoffmann et non, comme c’est souvent le cas, l’acte de Giulietta. Pour revenir à l’esprit de l’Opéra Comique de l’époque, ils réintroduisent des dialogues parlés. Les textes sont empruntés majoritairement à l’auteur E.T.A. Hoffmann, mais ils glissent également çà et là des bribes de vers de Baudelaire donnant aux dialogues parlés une profondeur poétique.
D’un point de vue dramaturgique, les metteurs en scène se sont là encore laissés largement inspirer par l’ambiance originelle. L’action se passe dans une sorte de taverne. Comme chaque soir, Hoffmann raconte ses trois chagrins d’amour. Alors que ce dernier endosse le rôle de narrateur, Nicklausse (Inès Berlet), Lindorf (Christophe Lacassagne), Cochenille (Éric Vignau) orchestrent derrière lui la reconstitution des événements. Si Hoffmann s’immerge toujours dans les actions représentées, il les fuit à la minute même où les drames se nouent et s’empresse de s’enivrer d’alcool pour les oublier.
Dès le prologue (« Drig, drig, drig »), l’excellente préparation musicale du chœur est une évidence. L’équilibre entre les voix est parfait, les articulations très précises et la diction impeccable. Dans les chœurs très typiques d’Offenbach où l’influence des chorals luthériens sont indéniable, les chanteurs, en parfaite osmose, manient avec brio les effets d’écho. Fort de sa bonne maîtrise de la palette sonore, le Chœur Opéra Éclaté endosse le rôle d’accompagnateur lors des envolées lyriques des solistes (« Belle nuit, ô nuit d’amour », acte II). Leur prestation est d’ailleurs chaudement applaudie à la fin de la représentation. Malgré un chef d’orchestre (Mehdi Lougraïda) en retard par rapport aux chanteurs, la prestation de l’Orchestre Opéra Éclaté est dans l’ensemble réussie, en particulier celle des vents charmants et des solides pupitres de cordes.
Éric Vignau séduit l’auditoire avec ses différents personnages facétieux et un brin manipulateurs. Endossant tantôt le rôle de Monsieur Loyal annonçant les différents numéros de cirque (acte I), tantôt celui de valet maniéré et complètement sourd (acte III), le jeu comique du ténor convainc par sa crédibilité. Dans son air « Jour et nuit, je me mets en quatre » à l’acte III, il dévoile enfin sa belle voix bouffe au timbre clair et au vibrato serré. Ses nombreuses cabrioles scéniques ne l’empêchent en rien d’attraper parfaitement les notes aiguës de ses vocalises qui lui valent une acclamation lors du salut final.
Déguisée en Pierrot, la mezzo-soprano Inès Berlet incarne un Nicklausse difficile à cerner : meilleur ami d’Hoffmann, son rôle actif dans les trois histoires lui confère une immense influence sur ce dernier et il semble rapidement évident qu’il n’a pas toujours les intérêts d’Hoffmann à cœur. Dès le prologue (« C’est à l’ombre des bois »), sa bonne diction et son timbre clair captivent le public. Mais c’est à travers son interprétation scénique (fortement influencée par les gestuelles de la commedia dell’arte) que son personnage séduit.
La voix du baryton Christophe Lacassagne n’a rien à envier aux plus grandes basses faustiennes. Son timbre à la fois profond, sombre et puissant « terrorise » l’auditoire (notamment dans « Scintille diamant » à l’acte II). Certes, quelques ports de voix malheureux et une justesse parfois approximative sont à déplorer, mais son interprétation tant vocale que scénique séduit dans l’ensemble le public. Son aisance technique (notamment dans les vocalises) et sa très bonne diction contribuent à la réussite de sa prestation.
Avec un timbre très métallique, Jean-Noël Briend ne s’attire pas les faveurs des spectateurs. Son vibrato parfois trop large, sa diction pas toujours nette et son interprétation musicale somme toute assez classique le desservent. Cependant, bon musicien et toujours à l’écoute de ses partenaires de scène, le ténor sait briller dans les différents ensembles (comme lors de son duo à l’acte II avec Antonia, « C’est une chanson d’amour qui s’envole »), mais aussi dans sa prestation scénique. En effet, ses déplacements et ses gestes toujours justes lui permettent de bien camper un Hoffmann rongé par sa solitude et par là même terriblement touchant (« Voilà quelle fut l’histoire de mes amours », acte III).
Mais, dans cette distribution assez homogène, c’est la prestation de la soprano Serenad B.Uyar qui fait l’objet d’un véritable plébiscite. Forte de sa virtuosité, de son timbre clair et de son articulation nette, la soprano turque livre une interprétation mécanique de la poupée articulée Olympia. L’exécution sans erreur des vocalises (terriblement difficiles) de son air « Les oiseaux dans la charmille » est accueillie par des applaudissements nourris. Serenad B.Uyar opère une totale transformation à chaque acte. Passant d’une poupée inoffensive à une courtisane intéressée, la soprano dévoile un timbre chaud, des vocalises généreuses, ainsi qu’une belle palette de nuances. Dans son duo avec Inès Berlet (« Belle nuit, ô nuit d’amour »), son large et sensuel vibrato charme littéralement l’auditoire. Dans le dernier acte, elle incarne une jeune femme (Antonia) prisonnière à la fois de son destin (elle est sûre de mourir si elle continue à chanter), de son père (effrayé à l’idée de la perdre) et du diabolique docteur Miracle (qui souhaite causer la perte d’Hoffmann en lui ôtant sa bien-aimée). À cette prison symbolique s’ajoute une prison physique : Antonia, dans une robe blanche de mariée est emprisonnée dans l’immense nappe rouge de la table octogonale. Dans son trio avec le docteur Miracle et le spectre de sa mère (« Cher enfant que j’appelle »), la nappe dans laquelle elle s’enroule progressivement devient la matérialisation du mal qui la ronge. En résonance à cette subtile mise en scène, Serenad B.Uyar opte pour une interprétation dépouillée de tout artifice. Il ne reste que sa voix presque dépourvue de vibrato et la musique d’Offenbach.
La soirée se termine comme elle avait commencé : dans cette taverne. Avec un Hoffmann saoul, pitoyable, brisé. Le long rideau de l’avant-scène se ferme. Le « spectacle » est terminé.