Dijon rend justice à Simon Boccanegra
Classique dans sa conception, moderne dans sa réalisation, le Simon Boccanegra proposé par l’Opéra de Dijon en son Auditorium offre une performance aboutie, tant d’un point de vue théâtral que musical. Dans la fosse, Roberto Rizzi Brignoli dirige l'opus pour la première fois : il y met une énergie incommensurable, faisant danser ses mains comme deux feuilles dans une tempête. Les premiers accords, très doux, expriment à la fois la tendresse de l’amant, la mélancolie du vieillard (notamment par le timbre sombre des contrebasses) et le roulis apaisant d’une mer calme : tous les éléments du drame sont là. De même, au fil de l’œuvre, le chef varie les couleurs, jouant des résonances, de la musicalité des silences et des équilibres entre les pupitres pour maintenir la tension musicale et le rythme de la partition. Le sextuor avec chœur du final de l’acte I, parfaitement réglé, est un grand moment d’opéra.
À la mise en scène, Philipp Himmelmann délivre une version sobre mais puissante de l’opus verdien. Dans un décor d’intérieur bourgeois constitué de panneaux immenses et froids qui se meuvent tout au long de l’œuvre pour dessiner les différents espaces (imaginés par Etienne Pluss), bien mis en valeur par des éclairages très signifiants de Fabrice Kebour, il place ses personnages dans des costumes contemporains (signés Kathi Maurer). Les jeunes fougueux en quête de pouvoir ou d’amour du prologue (et Adorno par la suite) sont au format jean-blouson. Policés par 25 ans de règne, ils reviennent en homo politicus (pour reprendre les mots d’Himmelmann), costumes de ville et cheveux blancs dans les trois actes qui suivent (seul Fiesco revêtant une sobriété monacale).
Le rideau s’ouvre sur l’image forte de la chambre de Maria, l’amante de Boccanegra et mère d’Amélia, pendue face à un tableau représentant la mer. Un (vrai) cheval, impatient, se tient là, symbole du passage de la vie à la mort. Tout au long de l’œuvre, le corsaire Boccanegra est poursuivi par cette image : le tableau marin décore son bureau et l’ombre de la dépouille de Maria apparaît lorsque resurgit son traumatisme. Le dernier symbole récurrent est son trône, qui n’est ici qu’un simple fauteuil de bureau, à roulettes. Les scènes impliquant le chœur, et en particulier la scène de l’émeute, à l’acte I, offre un tableau expressif en mouvement cohérent et permanent. La direction d’acteurs met d'ailleurs en valeur l’ensemble de la distribution, chacun se montrant convaincant dans l’expression des sentiments des personnages et dans leurs revirements.
Au premier rang d’entre eux, Vittorio Vitelli parvient à montrer avec charisme la fougue juvénile du rôle-titre dans le prologue, et à la transformer en sage détachement construit par les années et l’expérience. La voix légèrement vibrée a un timbre mat et charnu. La projection longue et franche s’épanouit dans l’aigu mais reste vaillante dans le médium. Armando Noguera sait être un Figaro jovial et un Sharpless attendrissant. Il est intéressant d’observer ici son travail théâtral dans un rôle de traître (Paolo Albiani), parfaitement haïssable et inquiétant. Sa voix brillante au fort vibrato a juste ce qu’il faut de grain, qu’il colore au gré des évolutions de son personnage. Ses graves sont sûrs et ténébreux, et ses médiums glorieux. Luciano Batinič est un implacable Jocopo Fiesco à la voix profonde et sonore, qui se serre dans les graves, s’élargit dans le médium, et sait résister à l’orage des cuivres. Son souffle long lui offre la possibilité de soigner ses cadences finales. Enfin, Pietro est campé avec justesse par Maurizio Lo Piccolo d’une voix légèrement serrée et un phrasé enlevé et précis.
L’Amelia de Keri Alkema (qui chantera fin juin Vittelia dans La Clémence de Titus à Toulouse -à réserver ici) est d’abord gênée par de légers défauts de justesse et un vibrato trop présent. Petit à petit, celui-ci s’affine et gagne en intensité. Les accents dramatiques de sa voix imposante nourrissent son interprétation, marquée par un timbre sombre et un phrasé travaillé. Elle délivre même dans le final de l’acte I un bijou de messa di voce (enchaînement d’un crescendo et d’un decrescendo sur une note tenue). Son amant Gabriele Adorno bénéficie de l’imposant instrument de Gianluca Terranova, au timbre cuivré. Ce dernier parvient à nuancer son chant en en maintenant l’intensité sans paraître ressentir de fatigue. Ses aigus sont clairs, puissants et tendus, ses médiums charpentés. L’Opéra de Dijon offre ainsi un modèle de production, alliant une grande musicalité et une théâtralité aboutie.