Peter Grimes à Monte-Carlo, classique et intense
Peter Grimes, opéra créé par Benjamin Britten en 1945, est probablement l’un des plus puissants du compositeur. Dramatiquement, la tension ne retombe jamais au fil des péripéties de ce pêcheur maudit qui voit deux de ses apprentis trouver la mort accidentellement : plus cet anti-héros cherche à faire taire les commérages à son sujet, plus il leur donne corps. Musicalement, la partition reste trépidante durant les 2h20 de musique et offre des ensembles absolument éblouissants et des passages solistes entêtants.
José Cura, à la fois metteur en scène (en charge des décors et des costumes avec Silvia Collazuol, et des lumières avec Benoît Vigan) et rôle-titre de cette production, offre un point de vue assez classique et littéral sur l’œuvre, dont le propos, encore très moderne, n’a en effet pas besoin d’actualisation pour trouver écho aujourd’hui. Le Prologue met Grimes seul en scène devant un rideau blanc sur lequel se projettent les autres personnages en ombres chinoises. Si cela a l’avantage de permettre un changement de décor aisé (l’enchaînement des tableaux étant l’une des gageures proposées par cette œuvre), ce concept a au moins trois inconvénients. D’abord, ce tableau sert à présenter les nombreux personnages au public qui, ne les voyant pas, perd en compréhension au début de l’acte I. Ensuite, ce procès est l’événement fondateur du traumatisme de Grimes qui n’aura ensuite d’autre objectif que de faire cesser les ragots provoqués par cette scène. Or, la pression populaire, l’effet de foule, si importants à cet instant, sont ici absents. Enfin, les chanteurs ne se voyant pas, quelques inévitables décalages apparaissent parfois dans cette scène. La suite se déroule dans une bâtisse abritant la taverne puis l’église, au-dessus de laquelle se perche une sorte de phare qui sert de domicile à Grimes. Installé sur une tournette de manière à varier rapidement les dispositifs, ce concept fonctionne tout à fait.
L’œuvre offre une galerie de 12 personnages solistes, tous ayant des parties complexes vocalement, intéressantes musicalement et importantes dramatiquement. À leur tête, José Cura offre une interprétation incarnée de Peter Grimes. Sa voix imposante et moirée se déchire dans les aigus très sollicités lorsqu’il les aborde en voix de poitrine, ce qui renforce la caractérisation théâtrale de la douleur du personnage. À l’inverse, les aigus émis en voix mixte sont solides alors même qu’ils gagneraient à être plus fragiles, notamment dans le « Great Bear and Pleiade » où la beauté fragile de la ligne vocale est primordiale (comme nous le confiait Stuart Skelton, l’un des plus grands interprètes actuels du rôle). En revanche, sa voix jaillit dans l’air à boire qui suit, tel un éclair.
À ses côtés, Ann Petersen construit une Ellen Orford touchante, humaine et maternante, tant envers le jeune apprenti qu’avec Grimes. Ses aigus intenses au vibrato énergique savent aussi trouver une certaine rondeur lorsque le théâtre le réclame. Elle parcourt sa tessiture d’un bout à l’autre sans laisser entrevoir de faiblesse, depuis des graves presque détimbrés mais dégageant une grande résonance jusqu’à des aigus clairs aux accents dramatiques, en passant par un medium profond et dense.
Peter Sidhom est un Capitaine Balstrode complexe, à la fois bon vivant, sage, parfois naïf et toujours compatissant. Sa voix, légèrement voilée, n’emplit pas la salle, mais il dispose d’un timbre radieux dans les graves, qui s’étiole en cheminant vers l’aigu. Sa dispute avec Grimes, complexe rythmiquement, est parfaitement en place malgré un phrasé haché. Le Ned Keene de Trevor Scheunemann ressort par l’épanouissement vocal de son interprète, dont le timbre boisé, puissamment projeté, lui vaut une salve d’applaudissements particulièrement enthousiaste.
Carole Wilson campe une aubergiste, Tantine, au fort caractère et à la voix franche et affirmée, légèrement épicée, qui ressort dans les ensembles. Ses deux nièces prennent les voix de Micaela Oeste et de Tineke van Ingelgem. La première dispose d’un bel aigu vibrant tandis que la seconde expose un medium large et ardent. La veuve Sedley est dépeinte en Sherlock Holmes, une pipe et une loupe à la main. Pourtant, Christine Solhosse parvient à ne pas la rendre caricaturale grâce à un jeu enthousiaste mais fin. Cependant, sa voix porte peu ce qui la condamne à disparaître dans les ensembles.
L’avocat Swallow de Brian Bannatyne-Scott n’est pas aidé par la mise en scène du prologue dont il est le principal protagoniste. En effet, sa voix noble et aristocratique doit franchir le rideau de tulle avant d’affronter l’orchestre : elle arrive au spectateur avec un léger défaut de puissance. Pourtant, ses aigus sont vaillants et son souffle long. Vaillant également est le ténor Michael Colvin, fier Bob Boles à la voix rocailleuse et tonnante, très caractérisée, pouvant lui ouvrir des rôles tels que Mime ou de Loge dans le Ring de Wagner ou encore Égisthe dans Elektra de Strauss. Le Révérant Horace Adams trouve en Philip Sheffield une incarnation drôlatique au timbre agréable mais une ligne vocale sans soutien, qui ne parvient pas à assumer les aigus puissants réclamés par le rôle. Le voiturier Hobson de Michael Druiett dispose d’une voix large mais son phrasé manque de mordant dans son thème « I have to go from pub to pub » qui reste en tête bien après la représentation.
Le chef Jan Latham-Koenig dirige l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo d’une battue sèche et nerveuse, à la précision chirurgicale, ce qui permet de faire vivre les ensembles avec rectitude. Sa vision de l’œuvre est à la fois nuancée et tranchante, dévoilant la puissance musicale de Britten. À ce titre, les cuivres portent la tempête, jusqu’au tuba qui fait trembler les murs, rendant ce passage superbe. Le Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, malheureusement trop fort pour laisser les lignes vocales solistes émerger dans la scène de la sortie de messe, offre une prestation remarquable de précision et d’interprétation scénique.