Katia Kabanova à Rennes : les masques tombent
L’idée générale retenue par le metteur en scène Frank Van Laecke pourrait se résumer à la chronique d’un suicide annoncé. Dès l’ouverture, il veut faire comprendre aux spectateurs que l’héroïne ne peut échapper à son destin. Elle va vivre un moment de passion et mourir. Tout l’opéra se concentre sur la préparation de ce suicide. C’est pourquoi il a imaginé une 2ème Katia, son double, son alter ego, sous les traits d’une danseuse et mime. Elle est ce qu’elle pense. Elle est son destin. Tout est suggéré lorsque son double lui attrape sa main tendue pleine d’espoir puis la retourne vers elle comme pour lui dire « non, tu n’as plus le choix ». À travers un voile noir se joue la destinée de cette jeune femme qui regarde son double se jeter dans la Volga. La même scène revient sous un éclairage plus affirmé à la fin de l’opéra mais c’est Katia qui se jette dans le fleuve alors que son double la regarde. Les doubles dominent les hommes : il y a des réminiscences des grands dramaturges russes et de l’âme slave dans cette mise en scène : on ne peut que penser au Double, deuxième roman de Dostoïevski.
Ce suicide par noyade est aussi annoncé par l’omniprésence de références à l’univers aquatique, à commencer par la lumière bleutée en fond de scène pour évoquer la Volga, ainsi que l’utilisation d’accessoires : des parapluies, une bassine d’eau où Katia plonge sa tête et sa longue chevelure avant de s’ébrouer comme pour retarder le moment fatidique et profiter encore de quelques moments de vie, peut-être aussi pour se purifier ou pour s’asphyxier. Mais quoiqu’il en soit, c’est l’expression d’une souffrance intense qui est effectuée comme un rituel à chaque contrariété subie par Katia. Belle idée que de conclure l’opéra de cette façon mais cette fois-ci, c’est Tichon, le mari trompé et humilié par sa propre mère qui plonge sa tête dans l’eau. Puis ces personnages en pardessus sombre qui, imperturbables, envahissent l’espace, vont leur chemin en référence peut-être au tableau de Magritte « Golconde », ces personnages qui tombent sur la ville comme tombe la pluie !

C’est donc un portrait plutôt sombre de la condition féminine dans une petite ville de province que dresse le metteur en scène. Une femme qui ne se sent que coupable et incapable de rompre avec cette société et qui préfère mourir. Une femme isolée, entourée d’êtres dont la vraie nature se dévoile au fil de l’œuvre. Frank Van Laecke est aidé du scénographe Philippe Miesch pour cette mise en scène plutôt minimaliste mais efficace et cohérente. Les lumières du même Van Laecke et de Jasmin Šehiċ sont exploitées avec subtilité pour évoquer les changements d’atmosphère et de sentiments. Ainsi, quand Katia croise Boris dont elle est amoureuse, le fond s’illumine d’un orangé, seule couleur chaude utilisée. Mais cela ne dure qu’un instant. Les costumes conçus par Belinda Raduloviċ sont élégants et appropriés, conformes à l’époque et au cadre social du roman d’Ostrovski. Le choix dominant du noir est aussi en cohérence avec les attentes du metteur en scène. Un détail cependant attire l’œil : les vêtements sont souillés vers le bas. Est-ce pour évoquer la boue dont ces pauvres gens ne peuvent s’extraire ?
Le travail sur les jeux des acteurs est certain et ne se limite pas aux protagonistes mais implique toute la compagnie artistique, y compris le chœur. La chorégraphie de Frank Van Laecke et Monika Dedovic donne un mouvement en plus à un spectacle tendu, une dynamique supplémentaire. Ce théâtre musical est parachevée par l'excellente performance des chanteurs, la plupart artistes résidents de l’Opéra de Ljubljana, qui affrontent une écriture vocale parfois inconfortable, caractérisée par une déclamation ardue, difficile à émettre sans tomber dans le discours.

Katia est interprétée par la talentueuse Martina Zadro (soprano) capable de transcrire les multiples facettes d’un personnage tourmenté grâce à une voix ample, puissante, bien gérée avec des aigus plus ou moins intenses selon les états d’âme à exprimer. Le délire final, que l’on peut considérer comme une scène de folie, est particulièrement poignant et d’une très grande émotion. Elle passe l’orchestre dans les climax les plus tendus mais sait aussi exploiter des pianissimi en demi-teinte du plus bel effet. Sa voix se marie parfaitement avec celle de Tichon, son mari, personnage impuissant sous l’emprise de sa tyrannique mère, interprété par Rusmir Redžić. Ce dernier déploie une voix de ténor puissante, bien timbrée et maîtrisée.
Vlatka Oršanić (mezzo-soprano) incarne une Kabanicha froide et féroce. Souvent campée au centre de la scène, sa voix puissante éructe des sons graves menaçants mais aussi des aigus perçants. Elle joue à la perfection cette marâtre épouvantable. La langue tchèque avec ses sonorités particulières et percutantes lui sied à merveille. Dominatrice envers Katia bien sûr mais aussi envers son fils qu’elle fera agenouiller après le suicide de sa femme, elle congédie Dikoj en le faisant marcher à genoux tel un chien.
Parmi les personnages au caractère russe bien trempé, mention spéciale à la basse profonde, puissante et grave, au timbre chaud rempli de noirceur de Saša Čano dont le physique plus qu’imposant campe à merveille le rôle de Dikoj. Aljaž Farasin (ténor) incarne l’amant de Katia : Boris. Personnage insouciant qui, après cet égarement, se dit libre lorsque son oncle décide de l’envoyer en Sibérie, sans aucune compassion pour la pauvre Katia. Outre ses qualités de comédien, sa voix est puissante, les aigus clairs, le medium est contrôlé et le vibrato serré. Sa voix s’accorde bien avec celle de Katia dans le duo final qui dégage une forte émotion.
Irena Parlov (mezzo-soprano) interprète l’insouciante et jeune Varvara. Sa voix également puissante et bien vibrée, aux aigus perçants, au timbre chaud convient tout à fait à ce rôle de jeune femme tentatrice, qui offrira à Katia la clef du jardin où se retrouvent la nuit les couples amoureux. Elle forme également de beaux duos avec son amant Kudrjaš interprété par Matej Vovk. Il chante le seul air léger de la partition, aux intonations populaires (rappelant le travail d’ethnomusicologue de Janáček) « une jeune fille se promenait » avec une voix bien timbrée dans le medium mais cependant un peu plus en retrait par rapport aux autres chanteurs. En opposition au couple Katia/Tichon, leur amour est léger et innocent mais ils deviennent inconsciemment les instigateurs de la perte de Katia.
Il ne faut pas oublier dans cette distribution Ivan Andres Arnšek (Kuligin), Barbara Sorč (Glaša) et Mathilde Pajot (Fekluša, seule artiste française de cette distribution, issue du Chœur de l’Opéra de Rennes), tous à l’aise dans leur rôle, ainsi que la présence gracieuse et suggestive de la danseuse Urša Vidmar.
Le Chœur de l’Opéra de Rennes est dirigé par Gildias Pungier et Éleonore Le Lamer dont c’est la première participation pour une mise en scène d’opéra. Le chœur a un rôle de figurant puisqu’il prend part à la vie autour des protagonistes. En costumes noirs et parapluie, il incarne ces villageois se promenant au bord de la Volga assistant au drame qui se joue devant eux. Dans le troisième acte, lors de la scène de la tempête, le chœur intervient en coulisse et apporte une profondeur de timbres, associés à ceux de l’orchestre.
L’Orchestre Symphonique de Bretagne est dirigé par Jaroslav Kyzlink. Efficace, précis et exigeant, sa connaissance parfaite des œuvres de Janáček, rehaussée par des musiciens pleinement investis, engendrent un résultat d’une grande qualité. Seul petit bémol, l’étroitesse de la fosse qui ne permet pas d’accueillir tous les instruments. La harpe, le carillon, entre autres, sont placés dans les loges d’avant-scène et cela perturbe légèrement les plans sonores lors de leurs interventions.
C’est une salle conquise par la qualité de cette production qui acclame longuement les artistes. Dommage qu’elle ne soit pas programmée dans d’autres scènes françaises !