Tancrède de Rossini à Marseille, une déclamation d’amour et de guerre
Ce mélodrame héroïque (melodramma eroico), en 2 actes, est l’un des premiers à avoir été écrits par un jeune Rossini de 21 ans, sur un livret de Gaetano Rossi, d’après la tragédie de Voltaire, Tancrède (1760), elle-même inspirée du Tasse. La reprise de cette histoire témoigne de la modernité d’un propos qui réinterroge chaque époque, sur des thèmes que chacun voudrait définitivement abolis, depuis la peine de mort, jusqu’au mariage forcé, en passant par la domination coloniale.
La version choisie par la maison d’opéra marseillaise est la version originale de sa création à Venise, à La Fenice, le 6 février 1813. Son dénouement heureux est conforme à l’optimisme du jeune compositeur, dénouement bel cantiste jusqu’au bout des ongles, comme de la baguette du chef italien. Si les codes de l’opera seria stylisent l’œuvre de part en part, celle-ci parvient à atteindre au cœur, par ce reste de naturel voltairien qu’anime la vie musicale de Rossini.
Cet opéra des Lumières est donné dans une version concertante, selon le pari audacieux de la programmation marseillaise. Elle ramène sur le fil du rasoir acéré du propos voltairien, surexposé par les voix sans décor des chanteurs. La tiédeur du livret de Rossi évapore ses brumes vers les cintres, tandis que la scène, réunissant l’ensemble des protagonistes, déroule frontalement le drame en ses avancées devenues vraisemblables et nécessaires.
Rossini joue sur les mixtures contrastées de tessitures lors des nombreux duos, moments de solitude à deux. Ils réunissent les constituants de la musique, après avoir été distinctement séparés dans les récitatifs, ces épures de voix mises à nu. Il s’agit de véritables moments de vérité, de personnalisation intime de chaque protagoniste. Rossini semble s’inscrire dans la tradition madrigalesque (petite polyphonie renaissance) du combat amoureux et guerrier, entre Tancrède et Clorinde, justement, de Monteverdi l’ancien. Le récitatif, accompagné au piano-forte comme à l’orchestre, est un moment dédié à la liberté expressive et émotionnelle. Sa temporalité élastique donne à la longueur de souffle et à la diction ses pleins pouvoirs sur le sens, par la voix de la musique.

Daniela Barcellona - Tancredi (© Christian Dresse)
Tancredi est le rôle-titre et travesti de contralto qui trouve en Daniela Barcellona une incarnation à la demi-teinte convaincante. Le timbre est riche, coloré, étoffé, mais jamais flamboyant ou extraverti, mis à part quelques éclats de voix dans ses extrêmes aigus. Elle semble faire le choix de masquer l’aisance de sa vocalité par une noble retenue. La tension accumulée pendant les récitatifs nimbe encore de solitude ses cavatines. Elle communique l’émotion, à fleur de peau, dans les duos. Avec Amenaïde, elle se laisse aller à l’unique geste de la soirée : la caresse de sa joue, qui préfigure leur fusion vocale, sa dimension quasi religieuse, ascétique, verticale. Avec Argirio, s’accomplit une inédite et troublante tempérance entre l’aigu masculin et le grave féminin.

Annick Massis et Daniela Barcellona - Tancredi (© Christian Dresse)
Amenaïde, quant à elle, flamboyante mais fragile, est la soprano Annick Massis. Elle est déclarée souffrante, mais a accepté de chanter, ce qui lui confère déjà le rôle d’héroïne capable de faire face à la réalité, lorsque celle-ci se fait obstinément malchanceuse. Elle est ce rossignol rossinien qui donne une leçon de souffle et de précision. Elle découpe les vocalises de tout son corps mis en mouvement par le souffle, et tient l'auditoire dans sa nécessité vitale et expressive. Le public se doit même de reprendre le sien avant de l’applaudir. Sa respiration fait entièrement partie du chant qu’elle naturalise ainsi jusqu’aux confins de la stylisation quasi colorature. Des sanglots de vocalises, dentelles de fine chair, mobilisent son corps tout entierd’émotions, corps précisément voué au sacrifice par le drame. Peut-être même que son état souffrant donne à ses lignes vocales le mezza voce qui convient au chant d’obscurité carcérale, qui se libère dans l’explosion finale de la joie pure.
Argirio trouve en Yijie Shi un puissant ténor rossinien, au bel canto d’anthologie. Il semble moulé dans la pâte rossinienne, telle qu’on peut la rêver aujourd’hui. D’une voix à l’énergie constante, d’une projection directe et saillante, il confère toute sa noblesse et son autorité au registre juvénile de ténor. Ses aigus traversent l’atmosphère comme des flèches, comme autant d’armes sonores précises. Il offre une palette, parfois saisissante, de variations de couleurs et de registres, depuis le mezza voce jusqu’à la clarté la plus crue, afin de restituer à son personnage toute sa complexité. Il en éprouve les pliures de l’âme, telles qu’elles surgissent, en temps réel, jusqu’à sa conscience.

Patrick Bolleire, Yijie Shi et Annick Massis - Tancredi (© Christian Dresse)
Orbazzano, rival de Tancrède, est tenu par le chanteur basse Patrick Bolleire. Le timbre est caverneux, comme pour signifier et se charger de la partie la plus noire du drame. Un peu trop statique à force de se vouloir hiératique, il ne se laisse traverser physiquement par l’opéra qu’au deuxième acte.
L’Isaura de la mezzo Victoria Yarovaya, suivante et confidente d’Amenaïde, a des apparitions vocales choisies. Le timbre est chaud, rond, et s’illumine de vibration intérieure dans son aria du deuxième acte, « Tu che i miseri conforti », chanté comme l’on prie.
Roggiero est enfin le rôle travesti confié à la mezzo-soprano Ahlima Mhamdi. Elle illumine la fin de l’œuvre, avec son aria « Torni alfin ridente », de son timbre efficace, à la clarté androgyne. Les oreilles sont par elle purifiées comme peuvent l’être les yeux devant un ange souriant, peint par Léonard de Vinci.

Patrick Bolleire et Ahlima Mhamdi - Tancredi (© Christian Dresse)
La
direction musicale de
Giuliano Carella a la limpidité d’une horlogerie sensuelle. Il
dirige haut, pour mieux s’incliner vers la musique, aller la
chercher, l’entraîner et l’emporter de la scène jusqu’au
public. Ses bras, sémaphores latéraux et verticaux, chorégraphient
une longue tarentelle. De belles pages poétiques d’orchestre
laissent le temps du drame s’emparer des personnages, annonçant
par quelques soli leur destin (on pense au hautbois et à Amenaïde). Le
chef sait retenir son vaste instrument dans les limites des
confessions intimes des duos, là où s’opère le travail des âmes,
entre sentiment et honneur. L’Orchestre de l'Opéra de Marseille
lui offre une fête sonore bien ciselée, une rosée matinale de
timbres, depuis tous les pupitres.
Le Chœur d’hommes de l’Opéra de Marseille est au travail, peuple d’une méditerranée guerrière et virile, attaché à amplifier les conventions sociales. Il ne lâche pas la grande palpitation rossinienne, ce « cœur qui bat dans la poitrine », même après de longs moments de silence, comme s’il intériorisait les avancées du drame.
L’œuvre de Rossini, amplement applaudie par le public marseillais, a la subtilité en demi-teinte de la tradition des rôles travestis, laissant aux êtres, indépendamment de leur genre, la possibilité d’exprimer leurs potentialités féminines et masculines. Mais elle a également la clarté, sans équivoque, d’une musique dramatique écrite obstinément en tonalité majeure, comme si la joie était une affaire de volonté. "Felicita" est et a le dernier mot.
© Christian Dresse
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