L'Invitation au voyage de Marie-Nicole Lemieux à Strasbourg
Corset prune, voile noir sur les épaules et longue jupe noire, Marie-Nicole Lemieux, lumineuse, s’avance sur scène sous les applaudissements d’un public déjà conquis. Le choix des Lieder se porte sur Schumann, Schubert, Beethoven, Fanny Hensel-Mendelssohn et l’Autrichien Hugo Wolf pour Goethe, puis, après l’entracte, Chausson, Fauré, Déodat de Séverac, Charpentier, Debussy et Duparc pour Baudelaire.
Le récital débute avec Schumann et le Lied Kennst du das Land (Connais-tu le pays ?). La contralto regarde à peine le texte, préférant convoquer du regard le public, des galeries à l’orchestre, à cette invitation au voyage et à la célébration de l’être aimé. Sa technique vocale, aussi agile dans les aigus que dans les graves, déroule le texte en laissant l’impression au public qu’aucun effort n’est requis et que son souffle vient naturellement. Suit le Lied de Schubert, Der Musensohn (Le Fils des muses), pour lequel elle laisse sa voix littéralement vagabonder comme celle du personnage, Durch Field und Wald zu schweifen, /Mein Liedchen wegzupfeifen (Vagabondant à travers champs et bois, / Jouant mes chansons sur mon pipeau), souriante et imprégnant à sa voix l’effet de légèreté qui se dégage du texte.
Malicieuse, elle accueille par sa gestuelle la « douce bise matinale » (Lieblicher Morgenwind) du poème Ganymed. Le public, qui ne résiste pas depuis le début à l’envie de l’ovationner, recommence au bout de ce troisième Lied, et dans un éclat de rire, la contralto rappelle que le récital n’est pas encore terminé.
La concentration nécessaire revenue, le dernier Lied du programme signé Schubert, qui est aussi son premier sur les 72 poèmes de Goethe mis en musique, Gretchen am Spinnrade (Marguerite au rouet) est une évocation de l’absence de l’être aimé, un cri d’amour qu’elle transpose en chant en tenant pendant plusieurs secondes, dans deux superbes aigus, les voyelles de la bouche (Mund), et du baiser (Kuss), qui retombent ensuite dans un souffle.
Marie-Nicole Lemieux s’approprie pleinement tous les sentiments des Lieder, des plus joyeux et légers aux plus sombres. Elle accompagne de sa main le Lied de Beethoven suivant, Wonne der Wehmut (Joie de la mélancolie), intimant l’ordre aux larmes de ne pas sécher (Trocknet nicht, Tränen), conservant une parfaite maîtrise de l’intensité des consonnes germaniques.
Passée l’émotion qui fait venir les larmes aux yeux du public, l'utime Lied de Beethoven, Die Trommel gerühret (On bat le tambour) magnifie le don scénique et vocal de Marie-Nicole Lemieux. Le jeu de Roger Vignoles, battant les touches du piano comme la baguette du tambour, s’accorde au changement de rythme et de souffle de la contralto. Le son et la diction volontairement hachés, elle s’amuse et se moque de l’éloge de la virilité de la dernière strophe : Welch’Glück sondergleichen,/ Ein Mannsbild zu sein ! (Quel bonheur sans pareil/ D’être un homme !)
Harfners Lied, (le Chant du harpiste), sombre chant d’introspection de Fanny Hensel-Mendelssohn, est émotionnellement si intense pour Marie-Nicole Lemieux qu’elle essuie une larme à la fin de son interprétation sans faille. Même émotion et même intensité pour le court lied Über allen Gipfeln ist Ruh, (Par-dessus les sommets).
Pour Frühling übers Jahr (Printemps pérenne) de Wolf, les clochettes évoquées dans le poème tintent littéralement dans sa voix qui se fait cristalline. Le Lied de Wolf, Mignon, reprend le premier poème du récital, Kennst du das Land, lui conférant cette fois une dimension de supplique.
Le spectre des assonances et des allitérations de l’allemand couvert à la perfection, la deuxième partie du récital s’articule autour des poèmes de Baudelaire. Même gestuelle traduisant l’appropriation du texte : pour Chausson, elle est l’Albatros, qu’elle mime dans la gêne de ses « ailes de géant », ou le hibou de Déodat de Séverac.
Pour Debussy et Le Jet d’eau, la voix se fait sensuelle, plus grave, l’articulation toujours précise, et la contralto marque une pause, passée l’extase du texte qu’elle transmet au public. Pour Recueillement, elle adopte une retenue qui sied à la gravité de la thématique, et retrouve, avec L’Invitation au voyage de Duparc, un sourire lumineux et un visage rayonnant.
Avant les rappels, le récital se termine par La Vie antérieure de Duparc. Les aigus comme les graves se déploient, parfaitement harmonieux. La difficulté majeure d’articulation du texte, aux vers beaucoup plus longs que les autres mélodies, est dépassée, chaque syllabe est détachée, claire et distincte, chaque phrase fluide. Marie-Nicole Lemieux reste imprégnée par le texte pendant un long moment, après les derniers accords pleins de douceur du piano.
L’ovation finale du public rompt le silence, en une déferlante de bravi et d’applaudissements. Lorsqu’elle revient sur scène, elle annonce au public un cadeau supplémentaire. Sur une partition d’Ambroise Thomas, elle reprend à nouveau le premier poème du récital, cette fois en français. Connais-tu le pays ?, par sa voix qui se remplit d’une infinie douceur, semble une berceuse chantée au public pour cette fin de soirée.
Pour le deuxième rappel, car le public ne peut se résoudre à partir et voudrait prolonger le moment indéfiniment, c’est Le Flacon de Baudelaire qu’elle choisit. Pas de Lied cette fois, mais la partition de Léo Ferré, ressuscité sur la scène, tant la voix de la contralto reprend les caractéristiques de celle du chanteur. Marie-Nicole Lemieux quitte la scène sous les derniers applaudissements nourris d’un public conscient d’avoir vécu un moment privilégié.