Les Cris de Paris de Geoffroy Jourdain donnent les Passions vénitiennes à Ambronay
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la musique sacrée vénitienne est fortement influencée par la naissance de l’opéra et l’émergence de la musique instrumentale : les grands maîtres de chapelle de la Basilique Saint-Marc continuent à composer dans le langage rigoureux et complexe de la polyphonie, tout en innovant dans la recherche de procédés dramatiques et de virtuosité. C’est ce double aspect que nous présente ce soir le musicologue et chef d’orchestre Geoffroy Jourdain avec son ensemble vocal Les Cris de Paris, accompagné d’un ensemble instrumental de neuf musiciens. Le programme est, sauf quelques modifications, le même que celui présenté au public du Festival de Paris, au Petit Palais, en juin dernier.
Les musiciens s’étant installés en même temps que le public, celui-ci ne lui porte pas davantage attention, discutant évidemment avec ses voisins en attendant une entrée ou une baisse de lumière. Il n’en est rien : le théorbe, tout doucement, se lève et répète une mélodie de basse, rejoint par la harpe lorsque les auditeurs semblent enfin avoir compris que le concert avait déjà commencé. Alors intrigués, leur attention est désormais entière. Une femme se place sur le devant de la scène et interprète la très douce et triste berceuse Hor ch’é tempo di dormire de Tarquinio Merula (1595-1665). La soprano incarne une mère angoissée à l’idée des souffrances à venir de son fils, mère qui s’avère être la Vierge Marie. Les changements de timbre et son interprétation captivent, accompagnés finement par les instruments graves qui suivent les moindres de ses intentions et les accentuent. Une ambiance est immédiatement créée pour cette sombre première partie autour de la déploration et de la Passion du Christ.
Les Cris de Paris (© François Zuidberg)
Une douloureuse transition instrumentale, la Ritornella « Chi vol che m’innamori » de Monteverdi (1567-1643), permet à quatre hommes et à Geoffroy Jourdain de se placer pour un premier Crucifixus à quatre voix du même compositeur. L’atmosphère expressive est toujours palpable. Vient ensuite le Crucifixus à six voix d’Antonio Lotti (ca. 1667-1740), où les voix se croisent et les « passus » (Passion) fusent d’une voix à une autre, augmentant sans cesse la tension émotionnelle. La Sinfonia de l’acte II de l’Orfeo fait office de nouvelle transition instrumentale, où tous ces instruments graves (seuls deux dessus pour neuf instrumentistes) enveloppent l’auditeur de leur son chaud et réconfortant. Le Crucifixus de Lotti qui suit requiert les seize choristes. Là encore les « passus » sont lancés de part et d’autre du chœur, mais l’imperfection de certaines consonnes, en particulier chez les hommes, ne permet pas de garder l’idéal émotionnel présent jusque-là. Dans la très belle acoustique de l’abbatiale, rien ne se perd, ni se cache. Après un extrait du Cantate Domino joué par les instruments seuls, le Crucifixus à dix voix de Lotti est l’occasion d’admirer la direction de Geoffroy Jourdain, précise, attentive à chaque instant aux couleurs et aux équilibres du chœur et de l’orchestre. Dernière transition instrumentale avec l’Adoramus te de Monteverdi. Le Crucifixus à seize voix d’Antonio Caldara (1670-1736), où chaque chanteur est alors soliste, permet de retrouver une interprétation sensible. La cadence finale est précédée d’un silence prenant qui lui donne encore plus d’impact.
La deuxième partie de concert se veut plus lumineuse et apaisée, autour de la recherche du Salut. Elle commence par un doux appel du théorbe et de la harpe, qui ouvre une Ciaccona de Merula. Les deux violons s’y répondent avec amusement, rejoints par le violoncelle, et semblent se lancer des défis d’improvisation aux rythmes Rock’n’roll. Le chœur interprète ensuite O Jesu mea vita de Monteverdi puis La vita caduca de Lotti, qui plaisent par leur figuralisme et le savant contrepoint qui le produit. L’homogénéité des voix du chœur n’est pas l’effet recherché dans ces polyphonies complexes. Toutefois, l’équilibre y est très bien géré par la préparation de Geoffroy Jourdain. Ainsi, chaque artiste du chœur sait-il quand faire ressortir sa voix de l'ensemble. Un nouvel extrait du Cantate Domine instrumental est encore une fois une intelligente transition vers Hor che’l ciel e la terra de Monteverdi, aux pianissimi saisissants, imposant une écoute optimale, les voix et les instruments pouvant ainsi se permettre les contrastes les plus audacieux. Le Salve Regina de Cavalli (1606-1676) fait entendre de belles couleurs, grâce à des instrumentistes très attentifs les uns aux autres ainsi qu'aux gestes du chef.
L’Exaudi me Domine de Giovanni Babrieli (1557-1612) démarre par deux faux départs. Tout au long de cette œuvre, la complexité rythmique est palpable, le manque d’assurance des choristes aussi. La direction de Geoffroy Jourdain semble ne pas être suffisante pour impulser l’énergie et l’assurance nécessaires. Cette Symphoniae Sacrae à seize voix est peut-être trop verte encore pour sa complexité, bien que l’ensemble s’en tire finalement bien. Enfin, après le Laudate Dominum de Monteverdi, le voyage musical vénitien se termine par son Beatus vir, tous deux extraits du recueil Selva morale e spirituale (Forêt morale et spirituelle).
Les bravi du public encouragent Geoffroy Jourdain à proposer en bis un autre extrait de Selva morale e spirituale de Monteverdi : Dixit Domine. Les instrumentistes et le chef y montrent encore une fois leur vivacité, les choristes toujours vaillants commençant sans doute à fatiguer un peu. Le public passionné ne cesse d’applaudir, même lorsque les artistes sont sortis de scène, espérant peut-être que ce beau moment de musique ne puisse jamais cesser.