Lakmé à Marseille ou la cime de l’Orient extrême
Lakmé de Léo Delibes, sur un livret conjointement écrit par Edmond Gondinet et Philippe Gille, revient à Marseille, porte de l’Orient, vingt ans après sa dernière représentation, dans une coproduction de l’Opéra de Lausanne et de l’Opéra Comique. C’est en effet à la Salle Favart, à Paris, qu’il a été créé avec succès le 14 avril 1883. Ses reprises contemporaines relèvent un triple défi : assurer l’incarnation miraculeuse du rôle-titre, assumer un certain regard du passé occidental sur l’Orient et extraire la signification profonde d’un impossible amour entre un officier anglais et la fille d’un brahmane.
La mise en scène de Lilo Baur, en collaboration avec la scénographe Caroline Ginet, est sobrement efficace. L’espace scénique est travaillé avec soin et instaure un rapport au temps particulier, respectueux de ce que la musique de Delibes en fait de son côté. De belles compositions, sans objets ou déplacements inutiles, se découpent avec netteté, au devant de grands à-plats lumineux. Des tonalités de couleurs travaillent des mélanges de vert, de bleu et d’ocre, comme passées par les eaux boueuses du Gange et de ses Ghats (rives) surpeuplés. Pas de décor traditionnel, mais quelques éléments significatifs. Au lever de rideau, un long tertre de terre poussiéreuse, tantôt rouge tantôt ocre, met les vivants à l’épreuve et les chanteurs en danger, physiquement.
Extraits du Lakmé de Léo Delibes à l'Opéra Comique en 2014, dans la même mise en scène et avec Sabine Devieilhe :
Après la terre, le métal. Au deuxième acte, pour la scène de marché, un empilement d’ustensiles de cuisine, bien connus des touristes, constitue un temple de bazar, en contrepoint du métal civilisateur des bicyclettes anglaises. Le végétal prend le dessus au troisième acte, alors que descend une cabane de lianes enchevêtrées d’étoiles sur les deux amants, ce « dôme épais » annoncé dans le duo des fleurs. Elles sont les filets de la tradition et du devoir, tutelles divines ou humaines, que l’amour est impuissant à dénouer, si ce n’est par la mort. Elles sont préfigurées par le rideau de fils arachnéens (toiles d’araignées) qui strient et structurent la scène dès le premier acte. Appartiennent au règne végétal encore les fleurs, du duo éponyme, lotus ou datura, à qui le pouvoir de vie et de mort est confié, calice qui agit sur les plaies les plus profondes des hommes.
Lakmé par Lilo Baur (© Christian Dresse)
Les costumes d’Hanna Sjödin contribuent à dépeindre d’une touche plus convenue le choc civilisationnel de cette intrigue anglo-indoue. Aux corsets et uniformes victoriens des colonisateurs s’opposent les tenues punjabi des autochtones, des Salwar-Kameez, portés davantage par les musulmans et les sikhs que par les hindouistes, au demeurant.
Surgissant de ce sobre écrin scénique, Lakmé se révèle en Sabine Devieilhe, soprano française au répertoire éclectique. Sa voix immaculée a la fragilité et la légèreté céleste d’un oiseau blessé à mort, dès lors qu’il sort de sa cage. Son nom renvoie sans doute à Lakshmi, déesse hindoue de la beauté. Un épais silence se fait lors de l’air des clochettes, chant divin dans le chant humain. Elle l’accomplit plus qu’elle ne l’assure, d’une matière sonore impeccable, ni granuleuse ni acide, mais perlée et suave. Offrandes vocales pour les Dieux que seul son père a le droit de voiler ou dévoiler, ses coloratures tissent leurs fils de lumière palpitante jusqu’à Gérald.
L'Air des clochettes par Sabine Devieilhe en 2014 :
La Mallika de la mezzo-soprano Majdouline Zerari offre, en miroir de sa maîtresse céleste, toute la luminosité d’un timbre baroque, mais lesté des couleurs de la chaude terre indienne. Nilakantha, brahmane et père de Lakmé, s’impose dans l’intrigue depuis le corps et la voix de la basse Nicolas Cavallier. Il se montre moins fou de Dieu que père possessif d’une fille qu’il ne concède à partager qu’avec le ciel. Tantôt menaçant de son timbre métallique, tantôt étouffant de son tendre legato, il mène la ligne vocale jusqu’aux limites du souffle dans ses stances aux phrases expressivement étirées (« Dans tes yeux je veux revoir le ciel »).
Sabine Devieilhe et Julien Dran - Lakmé par Lilo Baur (© Christian Dresse)
Le Gérald qu’interprète le ténor Julien Dran est le jouet d’un drame qui le dépasse. Sa présence physique aérienne marque le déficit existentiel du personnage, comme pour donner plus de force spirituelle à Lakmé et de puissance d’agir à Frédéric. Grand, svelte, il est tour à tour conquérant ou statique dans sa prise d’espace scénique. Son timbre aux aigus parfois serrés, colore avec soin les voyelles de la langue française. Il s’anime progressivement en amant sincère qui ne parviendra pourtant pas à sauter dans l’inconnu de son rêve d’Orient (« Fantaisie aux divins mensonges… C’est un rêve, une folie… Tu m’as donné le plus doux rêve…»).
Le Frédéric décisif du baryton Marc Scoffoni emporte l’adhésion du public et fait sortir l’intrigue de sa distribution de rôles stéréotypés. Il veut agir en sage, et se donner comme la « doublure-lumière », la conscience de Gérald, la voix (et la voie) inflexible du devoir. La projection puissante de sa ligne vocale n’a pas de mal à crever l’écran de l’avant-scène.
Loïc Félix donne à Hadji une qualité permanente de présence, sincère et attentive. Le duo qu’il forme avec Mallika semble donner à Lakmé un modèle qui lui permet d’accueillir l’amour humain. Remarqué dernièrement à Toulon en facétieux Pedrillo de L’Enlèvement au Sérail, il a un jeu d’acteur plus sobre ici, qui permet d’apprécier la qualité lumineuse, doucement puissante de son timbre, sa manière d’envelopper par la caresse de son phrasé sa maîtresse, qu’il aime de manière désintéressée.
Loïc Félix, Julien Dran et Sabine Devieilhe - Lakmé par Lilo Baur (© Christian Dresse)
Ellen est incarnée par la soprano Anaïs Constans, en fiancée un peu pataude et capricieuse. Son timbre, rond et ancré autour de sa personne et de ses intérêts, atteint par endroit une dimension plus dramatique, quand elle prend conscience de son infortune féminine. La Rose de la mezzo-soprano Emmanuelle Zoldan, au timbre paradoxalement plus léger, se montre tout à fait piquante. Le duo sororal est contenu par les interventions d’une Mistress Benson, la mezzo-soprano Cécile Galois. Elle a l’assurance vocale du quant-à-soi propre aux nounous de l’élite anglaise. De fait, le quintette-bouffe des anglais fonctionne à merveille, avec sa projection vocale directe et invasive ainsi que son jeu de scène gauche et saccageur.
Le ballet de trois bayadères du deuxième acte est signé par la chorégraphe Olia Lydaki. Les corps sont nimbés des lumières or épicé dues à Gilles Gentner. Ils se désarticulent en mudras (gestes codifiés des mains à signification spirituelle) déclinant une danse tantrique, à la fois lascive et pure, en un concentré dramatique qui rend hommage au Delibes, compositeur de ballets.
Lakmé par Lilo Baur (© Christian Dresse)
La direction musicale est assurée par la baguette chorégraphique de Robert Tuohy, à l’exact point intermédiaire de la scène et de la fosse. La phalange marseillaise, dès les premières notes du prélude, restitue avec élégance l’inventivité symphonique du compositeur. Des effets pertinents de stéréophonie (percussions placées dans une loge), viennent souligner le regard oblique porté sur l’Orient de l’écriture Delibienne. L’énergie collective de la fosse, déployée dans les changements de dynamique, entraîne le Chœur de l’Opéra de Marseille. Il incarne un personnage collectif d’une Inde jugée bruyante et surpeuplée, assurant avec homogénéité et tempérance l’amplification de la voix du brahmane.
Cette production de Lakmé parvient à accomplir un double évitement, celui de l’exotisme fantasmé comme celui de la préoccupation historique, comme pour mieux exprimer la quintessence d’une blessure : un rêve évanoui à peine entrevu, un choix impossible entre amour et devoir.
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