Le Coronavirus ne doit pas semer aussi la discorde culturelle
Comme nous le relatons depuis le début des menaces sanitaires, la situation semble aussi catastrophique pour les artistes que pour les salles de spectacles : tous unis par des pertes de revenus vitaux. Mais malheureusement, dans nos échanges avec les différentes parties prenantes, force est de constater également que celles et ceux qui sont dans le même bateau et devraient ramer côte à côte, se retrouvent trop souvent et par la force des choses à se regarder en chiens de faïence voire à s'impatienter mutuellement.
Les frustrations paraissent certes compréhensibles, étant donnée l'urgence de la situation : les artistes ont au-dessus de leurs têtes une épée de Damoclès qui a pour nom "Cas de Force Majeure". Légalement, en raison de la pandémie actuelle, les salles de spectacles pourraient en effet tout simplement activer cette clause qui libère toutes les parties de leur engagement : les artistes ont ainsi "le droit de ne plus assurer les représentations" (triste ironie juridique) et surtout les prestataires pourraient ne pas les payer, du tout. Des solistes d'opéra parmi les plus célèbres ont ainsi publié une lettre ouverte en tant que Collectif des Chanteurs Lyriques de France, tirant le signal d'alerte quant à une "accumulation inédite de ruptures unilatérales de contrats" rappelant que de telles annulations entraînent non seulement la perte du revenu immédiat mais menace aussi les droits d'indemnisation futurs. Si la tribune précise "qu'un certain nombre de ces employeurs fait leur maximum pour ne pénaliser personne, au risque parfois de mettre en danger leur trésorerie" (fonds de roulement qui sont d'ailleurs bien rares et taris dans les théâtres suite au creusement des déficits post-grèves et gilets jaunes), et si cette lettre s'adresse avant tout aux Ministères de la Culture et du Travail pour que des solutions législatives soient trouvées, elle conclut en demandant "de ne pas être traités comme de simples variables d'ajustement soumis aux décisions arbitraires de certains employeurs".
Une telle missive n'a pas été sans faire grincer des dents parmi plusieurs dirigeants d'institutions culturelles. De grandes maisons musicales nous expliquent en effet, alors que leurs subventions n'ont cessé de baisser ces dernières années et qu'ils ne peuvent absolument pas avoir la moindre estimation du déficit qui se creusera ces prochains mois ni de quand une reprise des activités serait envisageable, combien chaque cachet de chaque spectacle annulé est difficile à préserver et combien ils "luttent" pour ce faire. Les frustrations sont grandes pour les directeurs qui se battent afin de maintenir autant que possible les rémunérations des artistes (et pas seulement des solistes mais aussi de tous les intermittents prévus sur des productions : maquilleurs, costumiers, choristes, instrumentistes etc.) ainsi que des techniciens mais aussi des employés permanents de la maison (certains prenant en charge l'écart entre la rémunération -partielle- du chômage technique par l'État et le reste du salaire).
Tous les acteurs de cette "négociation" nous citent deux "exemples" diamétralement opposés, deux "modèles" de réaction à ce point différents qu'ils contribuent d'ailleurs à exacerber les tensions et incertitudes sur les décisions possibles : le Metropolitan Opera de New York qui ne payera pas les solistes et ne payera plus ses salariés en avril (tout en refusant de répondre à nos questions), l'English National Opera et le Royal Opera House de Londres qui payeront.
Les institutions françaises aimeraient bien faire comme Londres, mais elles rappellent que si le théâtre ferme, si des productions doivent être annulées faute de budget, ce sont précisément les artistes qui auront à en souffrir. En rappelant que le modèle américain est très différent du système français (où les subventions publiques permettent que la culture demeure en temps de crise), le but est justement de ne pas faire comme le Met. Les maisons en régions, dont la salle n'est pas monopolisée tous les jours d'une saison, font leur maximum pour reporter les spectacles plutôt que de les annuler, certains essayant même de payer les artistes dès à présent pour un spectacle futur. Les plus grandes maisons (dont le calendrier est déjà rempli jusqu'en 2023) n'ont pas cette possibilité. Alors des négociations sont encore en cours, pour proposer aux artistes une partie de leur rémunération, demandant notamment à ceux touchant les plus importants cachets de les réduire au profit des jeunes musiciens plus précaires encore. Mais là aussi des interrogations pratiques demeurent : est-il possible sur le plan juridique et administratif de ne pas activer la clause de force majeure mais de ne payer qu'une partie de cachet ? C'est l'un des nombreux points sur lesquels les salles de spectacles attendent encore des réponses des Ministères.
Quant au public, de nombreuses initiatives se développent pour apporter un soutien concret, notamment des actions consistant à ne pas demander le remboursement des billets, ce qui équivaut à une forme de don pour le théâtre (certaines institutions enverront même alors des reçus permettant une défiscalisation de partie du montant). Certains spectateurs conditionnent même ce don : exigeant qu'il aille aux artistes, ou se refusant à le faire si les artistes ne sont pas payés.
Une chose est sûre, le meilleur moyen d'assurer la pérennité du spectacle vivant est que les spectateurs continuent à venir au théâtre, plus nombreux encore souhaitons-le dès les réouvertures, et aussi sur le long terme. Charge aux pouvoirs publics d'investir dans la culture, grande réconciliatrice s'il en est !