Le Couronnement de Poppée à Vienne : puissance vocale et force corporelle
La première reprise de cette production depuis sa création au Festival de Salzbourg en 2018 avait marqué la réouverture de l’Opéra de Vienne en mai dernier. L'artiste et chorégraphe Jan Lauwers originaire d'Anvers privilégie la présence des danseurs pour mettre l'accent sur la synergie et la confrontation entre la puissance vocale et la force corporelle. La focalisation sur les corps dirige pour lui une focalisation sur l'humanité des personnages souvent victimes de la simplicité du récit et de la polarisation “gentil-méchant” qui le sous-tend. Les décors sont minimaux, à l'exception d’éléments ayant une valeur symbolique qui apparaissent de façon motivique, comme des statues d'argent côtés jardin et cour pendant les scènes de célébration, ou ce triple chandelier qui accompagne la présence d'Octavie. L'unité scénique tire surtout sa vie des mouvements corporels (les danseurs solistes Sarah Lutz et Camilo Mejía Cortés accompagnent les arias principales et interagissent librement avec les chanteurs), la profondeur atteint sa dimension fantastique par l'éclairage de Ken Hioco, qui explore des teintes dorées pour établir une ambiance suspendue entre le réel et le mythe.
Kate Lindsey souligne le charme androgyne de Néron. Elle communique sa folie et ses goûts frivoles elle aussi par des mouvements corporels (mouvements dynamiques et maîtrise de l'espace scénique qui ne nuisent nullement à la solidité du chant, dont le registre médian est solide et imposant, capable de saisir des profondeurs menaçantes comme de plaisantes séductions). Son timbre épais et velouté dessine un personnage charismatique, et fournit par conséquent un contraste surprenant avec l'espièglerie du personnage. L'excellente diction est encore davantage valorisée par l'aisance et la précision des montées et des descentes.
Slávka Zámečníková en Poppée joue intelligemment avec le topos de la femme fatale. La séduction n'est pas représentée comme un jeu, mais comme la manifestation de l'élégance assurée d'une politicienne, capable à tout moment de se métamorphoser en gaieté de danseuse. L'épaisseur du timbre s'impose dans la richesse nuancée du registre haut où la voix révèle son caractère perçant. La maîtrise des transitions entre les registres est valorisée encore davantage par la précision des ornements. La brillance de la voix se mêle au timbre sombre de Néron, produisant une profondeur sonore par des contrastes et des frôlements dans les duos d'amour.
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Slávka Zámečníková & Kate Lindsey | Kate Lindsey & Angelo Pollak (© Wiener Staatsoper / Michael Pöhn) |
Szilvia Vörös, incarnant Octavie, intervient au pied levé pour remplacer Christina Bock souffrante. La colère de la reine humiliée n'est pas représentée de manière singulière, mais comme une hantise sombre sur sa majesté blessée. L'élégance du timbre, en effet, soutient le côté imposant du personnage, mais c'est l'expressivité du chant, couplée avec une bonne compréhension du rôle, qui capte la fragilité cachée. Le registre haut s'impose en toute clarté, brillant et sûr, maintenant la richesse des nuances pendant les montées et les descentes. La finesse du timbre est encore plus soulignée en contact avec le timbre mat d'Othon. Ce dernier est joué par Xavier Sabata, qui met en avant la vulnérabilité et le manque de certitude du personnage. Il fait bien comprendre la trajectoire mentale et la frustration du mari trompé poussé au complot. Quoiqu'il manque parfois de puissance, il ne manque pas de rondeur chaleureuse et soyeuse dans son timbre et il se saisit des passages vifs aussi bien que des plaintes lyriques.
Le Sénèque de Willard White est digne et charismatique, à la fois dans l'interprétation du rôle et dans le chant. Le timbre de fer, rond et impressionnant, se fait remarquer dès les premières lignes. La puissance vocale se manifeste dans tous les registres, qu'il chante avec aisance et précision. La maîtrise des nuances vocales est évidente dans les montées vers le registre haut et les notes longues dans le registre bas, qui semblent jeter un voile sombre sur le paisible accompagnement musical.

Les rôles secondaires sont portés par de jeunes talents à suivre, y compris quelques chanteurs formés à l'Opernstudio. Thomas Ebenstein, incarnant en “drag queen” baroque la nourrice Arnalta, puise dans l'éclat et la puissance convaincue de son timbre pour livrer ses lignes espiègles (créant un effet comique allant plus loin que le "comic relief" : la simple respiration bouffonne). Vera-Lotte Boecker, dans le rôle double de Drusilla et de la Vertu, s'appuie sur la transparence cristalline de son timbre pour incarner deux personnages différents : la première en amoureuse ardente, et la seconde en déesse moqueuse. L'élan mélodique et l'éclat de la voix se laissent surtout remarquer dans l'aria du rêve d'amour "O felice Drusilla" (Ô heureuse Drusilla) et en contact avec le timbre soyeux d'Othon. Isabel Signoret, chantant le Valet, convainc par sa solidité vocale malgré ses brèves apparences scéniques. L'épaisseur du timbre dotée d'éclat est remarquée dans le bon contrôle des ornements et des transitions, parfois extrêmes entre les registres. Daniel Jenz en nourrice d'Octavie combine la virtuosité et la puissance vocale affirmée à l'expressivité comique. Johanna Wallroth, incarnant le double rôle d'Amorino et de la Fortune, enchante par son timbre velouté qui est aussi capable d'assurer le côté perçant dans le registre haut et se manifeste bien dans les vibrati et les ornements contrôlés. Enfin, Angelo Pollak incarnant Lucano démontre de l'aisance dans les transitions et un remarquable registre haut, souligné notamment en contact avec le registre médian de Néron.

Pablo Heras-Casado dirige le Concentus Musicus Wien, prestigieux ensemble de musique ancienne fondé par Alice et Nikolaus Harnoncourt. Les cordes et les vents assurent le flux mélodieux avec une précision remarquée d'articulation qui capte nettement les changements d'humeurs et de vitesses. La résonance des vents donne au flux une profondeur nuancée, soutenue par le bourdonnement bien discipliné de la basse. Enfin, c'est le clavecin, de bout en bout sensible et réfléchi, qui couronne l'éclat de la masse sonore.