Luca Francesconi avant Trompe-la-mort à Garnier : « Ne jamais dire que quelque chose est impossible ! »
Luca Francesconi, vous apportez actuellement la touche finale à Trompe-la-mort qui sera créé à l’Opéra Garnier à partir du 16 mars. Depuis combien de temps travaillez-vous sur cette création ?
J’ai travaillé huit mois sur le livret après deux ou trois ans d’étude des livres de Balzac et des essais qui ont été écrits sur son œuvre. La composition m’a ensuite pris trois mois. Bien sûr, j’ai composé d’autres pièces durant cette période. J’aime la période d’étude qui précède le travail d’écriture proprement dit. C’est une période de digestion et de métabolisation de grandes quantités d’informations. C’est un voyage extraordinaire : j’ai réétudié l’histoire française et ses implications.
Quel a été votre processus de création ?
Il n’y a pas en soi de technique de composition, en dehors du contrepoint qui est le fil ayant toujours maintenu la structure de la musique. Le vrai défi pour un compositeur actuel est d’utiliser, tout en les renouvelant, les outils d’une pensée occidentale qui vient de l’avant-garde et qui sont l’héritage de notre tradition de pensée, qui a 5000 ans : celle-ci nous vient des Grecs, en passant par la Renaissance, les philosophes allemands, Rousseau mais aussi la pensée socialiste et marxiste. En effet, Marx était un grand admirateur de Balzac et en particulier de Splendeurs et misères des courtisanes [roman sur lequel est basé le livret de l’opéra, ndlr], où il y a des analyses politiques, sociales et économiques extraordinaires, d’une grande lucidité. Il s’agit de s’approprier ces outils mentaux pour aller plus loin en analysant la complexité qui nous entoure, de façon à la décomposer. Il est alors possible de l’analyser de nouveau pour la resynthétiser.
L’opéra reste très marqué par la composition du XIXème siècle. C’est en tout cas ce que pense le public. Le problème est donc d’éviter une utilisation dangereuse, banale ou de mauvais goût des clichés. Mais il faut aussi refuser l’anéantissement de la musique, qui est devenu aujourd’hui le choix facile : il s’agit déjà presque d’un cliché de l’avant-garde ou de l’art conceptuel. En effet, la première fois qu’on utilise un concept, c’est de l’invention. La seconde fois, c’est presque de l’invention également. Mais la troisième fois, c’est déjà de la copie.
Pourquoi le public reste-t-il selon vous si marqué par la composition du XIXème siècle ?
C’est à cause du bombardement médiatique et de la tradition, c’est-à-dire des relations de signification ou de musique qui ont progressivement planté leurs racines dans la tradition du répertoire du fait de leur efficacité et de leur capacité à parler à tout le monde. Tout cela s’est cristallisé dans ce qu’on appelle des clichés.
Composer aujourd’hui nécessite de se battre contre ces clichés, sans s’interdire d’utiliser des sentiments ou des situations qui sont communs à tout le monde. Mais comment séparer les clichés de la vérité qu’ils recèlent ? Lorsqu’on parle d’amour, de trahison, de méchanceté, de richesse, de spéculation, ce sont des choses qui arrivent tous les jours. Les clichés sont comme des briques de Lego : on peut les superposer pour faire de jolies petites maisons, mais cela reste de l’énergie coincée dans une forme donnée. Cette énergie est emprisonnée : il faut la libérer et trouver de nouvelles manières de parler des situations de vie que tout le monde connaît. À ce titre, Balzac est un exemple extraordinaire : beaucoup de critiques de l’époque reprochaient à Balzac d’utiliser des clichés. Baudelaire répondait cependant que Balzac n’était pas réaliste mais visionnaire car il met une énergie sous la réalité, qui fait craquer cette réalité pour révéler les couches qui sont derrière. La musique fait la même chose, c’est pourquoi l’opéra est basé sur quatre couches parallèles.
Quelles sont ces quatre couches ?
L’arc narratif de Trompe-la-mort est linéaire mais plusieurs couches voyagent en parallèle et jettent des éclairages différents : la façade est ainsi la conséquence des autres couches qui se cachent derrière. La première couche est le monde des bals mondains et des salons de l’aristocratie. Derrière, il y a la couche de la machination : je montre les gens qui sont derrière le rideau et qui tirent les ficelles de la première couche. La troisième couche est l’origine de toute l’histoire : le voyage en calèche issu du livre précédent, Les illusions perdues. Enfin, la quatrième couche est décrite par Balzac comme le sous-sol de l’opéra : « les machines, les machinistes, la rampe, les apparitions et les diables bleus que vomit l’enfer ». C’est une image épouvantable de ces forces mystérieuses qui font bouger le monde. Ce niveau est le plus abstrait et le plus visionnaire.
Pourquoi avoir travaillé ainsi sur quatre niveaux de compréhension du drame ?
Parce que c’est ce qui m’a toujours fasciné dans l’opéra. Même dans les bons opéras populaires, il y a une histoire apparemment très claire et évidente qui parle à tout le monde, mais qui laisse apparaître plusieurs autres niveaux. On peut ainsi se contenter de la première couche, mais en regardant plus attentivement, on voit qu’il y a des forces qui agissent et disent quelque chose derrière. On peut ainsi trouver d’autres couches derrière ce premier niveau de lecture. J’ai essayé de travailler ces multiples dimensions. Nous avons pour cela beaucoup utilisé la technologie avec Guy Cassiers [le metteur en scène, ndlr]. Mon ambition reste que tout cela disparaisse derrière une unité, comme c’était me semble-t-il le cas de Quartett [son opéra précédent, ndlr].
Trompe-la-mort par Guy Cassiers (© Kurt van der Elst)
Qu’avez-vous gardé des Illusions perdues, le roman précédant Splendeurs et misères des courtisanes dans La Comédie humaine ?
J’ai gardé la fin du roman. Vautrin, travesti en abbé Herrera, se manifeste auprès de Lucien qui est rentré en Provence à pied, sans un sou, après son échec à Paris, et qui veut se suicider. Cela prend vingt pages incroyables dans le livre : l’abbé corrompt ce jeune ambitieux et l’embobine avec un grand professionnalisme, avec aussi une véritable séduction physique. Cet aspect a fait l’objet de critiques et de dénégations, mais il y a une phrase où Balzac dit : « tu voulais te suicider pour 13 000 francs : tu n’as rien compris. Je t’ai pêché, tu m’appartiens. Je suis l’auteur, tu seras le drame. Tu m’obéiras comme un enfant à sa mère, comme une femme à son mari et tu épouseras la meilleure fille de l'aristocratie. Mais il faut signer un pacte. Ce soir, nous dînerons à Poitiers : je veux une preuve de ton obéissance. Elle est grande mais je la veux ». Chacun peut imaginer ce qu’il demande comme preuve. Une fois à Paris, ils habitent ensemble. Lucien est ensuite manipulé comme une marionnette par ce personnage qui ne se manifeste jamais. Ce passage est l'artefact qui génère le roman suivant.
Comment avez-vous traité cet ajout ?
Au lieu de faire banalement ce passage puis le roman suivant, j’ai décidé de le traiter comme un flashback et de le fragmenter en plusieurs morceaux, dans un procédé presque cinématographique. Il se passe plusieurs choses en parallèle : c’est l’une des quatre couches que je mentionnais précédemment. Il y a un passage continu entre les différents niveaux : il y a donc une sorte de court-circuit temporel et spatial. Ainsi, le spectateur voit-il le résultat, c’est-à-dire les agissements de Lucien à Paris, manipulé par Vautrin, puis il comprend d’où vient ce projet, qui est dans la tête de l’abbé dès le départ.
Quelles sont les implications concrètes de ce travail sur plusieurs niveaux de lecture ?
L’opéra est une machine multimédia extrêmement puissante
Il y a une rapidité de passage entre les scènes qui a nécessité beaucoup de travail de la part du metteur en scène. En effet, la chose plus difficile en termes de mise en scène à l’opéra, est de passer rapidement d’une scène à l’autre. Mais cela fait partie de mon expérience vitale quotidienne : la rapidité et le cinéma. Pour moi, l’opéra, est une machine multimédia extrêmement puissante. Je me suis vraiment amusé, et c’est la richesse de la composition moderne, à utiliser la palette énorme de possibilités que l’opéra permet aujourd’hui : il ne faut jamais dire qu’une chose n’est pas possible. Cela nécessite de prendre un risque, mais c’est possible ! J’ai par exemple pris le risque d’intégrer une certaine dose d’humour dans le livret : faire rigoler est la chose la plus difficile à l’opéra, seul Rossini y arrive. Mais il semble que cela fonctionne.
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Vous avez composé et écrit le livret de Quartett en 2011. L’œuvre sera reprise en avril à Rouen. Suivez-vous la vie de l’œuvre après sa création ?
La vie de cette œuvre est extraordinaire. J’étais bien sûr convaincu de la qualité de l’opéra quand je l’ai composé, mais je ne pouvais pas imaginer qu’il aurait une vie aussi riche. Nous sommes arrivés à 65 représentations dans cinq productions en moins de six ans, ce qui est extrêmement rare : je n’ai pas vu ça depuis le Grand Macabre de Ligeti.
Luca Francesconi (© Elena Bauer)
Irez-vous rencontrer l’équipe qui reprendra l’œuvre à Rouen ?
Je vais essayer. Il s’agit de la production de Covent Garden. La semaine dernière, nous avons fait la création espagnole au Liceu : six ans après la création de l’opéra par les Catalans de la Fura del Baus et Alex Ollé, nous avons bouclé la boucle.
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Qu’est-ce que cela vous fait de voir votre œuvre réinterprétée par un nouveau metteur en scène ?
C’est un privilège extraordinaire. J’ai découvert des choses sur mon propre travail. À chaque fois qu’une nouvelle distribution s’empare de l’œuvre, cela procure de nouvelles surprises. C’est incroyable !
Comment expliquez-vous ce succès ?
C’est difficile pour moi de répondre. Je dirais que l’un des points les plus importants a consisté à contrôler à la fois le texte, dont j’utilise la puissance sémantique, l’image, c’est-à-dire les mouvements et gestes décrits dans les didascalies, et la musique, qui est la chimie et l’alchimie qui permet à l’ensemble de fusionner. Il faut considérer l’univers du mot et de la parole comme quelque chose qui porte le sens et contre lequel la musique doit se confronter. La soi-disant musique contemporaine a évité de se heurter à la sémantique du texte : il n’y avait que des effets vocaux et de la phonétique. Finalement, si le texte est très travaillé, la partition est déjà presque faite. Je ne veux pas entendre parler de Wagner car je suis italien, mais il est vrai que si le compositeur assume cette responsabilité, cela permet de créer une expérience esthétique globale, dans laquelle il est presque impossible de séparer les éléments. C’est le but ultime du compositeur selon moi.