Eurydice piégée par Orphée
Dans Orphée aux Enfers d'Offenbach, le couple Orphée et Eurydice bat franchement de l'aile... loin de l'amour légendaire par-delà la mort, ils sont coincés l'un avec l'autre (manière pour Offenbach de moquer le mariage bourgeois de convenance). Les convenances moquant surtout les maris trompés, Orphée tend un piège au berger Aristée (amant d'Eurydice). Le piège se retourne contre Eurydice, mais Orphée n'a pas du tout envie d'aller la chercher aux Enfers (il y sera contraint par "L'Opinion Publique").
Le synopsis complet est comme toujours sur Ôlyrix et cet épisode clef est à voir ci-dessous dans la version mise en scène par Yves Beaunesne au Festival d'Aix-en-Provence 2009 :
Eurydice
Ah ! Seigneur, ah ! quel supplice,
C’est fini, le voilà parti.
O Vénus, sois-moi propice !
Délivre-moi de mon mari.
Vénus, ma belle déesse, délivre-moi de mon aimable Orphée, et je t’immolerai dix brebis plus blanches que le lait !
Orphée
Jupiter, mon maître, délivre-moi de ma tendre Eurydice, et je chanterai tes louanges sur ma lyre à quatre cordes. (À Eurydice.) Madame, je ne me fais aucune illusion sur le sort qui m’attend ! Quand une femme en est arrivée à ce degré d’audace, il est parfaitement inutile d’essayer de la remettre dans la bonne voie…
Eurydice.
A la bonne heure ! séparons-nous donc !
Orphée.
Je le ferais de bon cœur, si cela ne devait pas nuire à ma considération et à la position que je me suis faite par mon talent et mon travail. Je suis esclave de l’opinion publique : – c’est ma seule faiblesse, laissez-la-moi. – J’ai besoin du monde, je ne veux pas le heurter. Mais je me suis mis en tête de pourfendre chacun de vos adorateurs…
Eurydice.
Avec votre archet ?
Orphée.
Non, madame. Je crois inutile de vous apprendre le moyen que j’ai choisi pour attraper le maraudeur… Qu’il vous suffise de savoir ceci : Je ne lui conseille pas de folâtrer dans les blés que voilà, comme il le fait depuis qu’il est venu, je ne sais d’où, s’établir dans mon voisinage.
Eurydice.
Et qui l’en empêchera ?
Orphée.
Qui !… petit nanan que j’ai semé à son intention dans les blonds épis…
Eurydice.
Que voulez-vous dire ?
Orphée.
Rien de plus ! Je vais donner mes leçons à l’Orphéon… Adieu, bibiche… petit nanan semé pour lui, là… Faites attention… Adieu !
Il sort.
Scène III
Eurydice.
Que veut-il dire avec son petit nanan semé dans les blonds épis ?… C’est que ce vilain homme est capable de tout !… Quelque piège peut-être !… quelque piège à loups !… Il l’est tellement, jaloux !… Et Aristée qui vient toujours à travers ces blés pour m’y rencontrer et folâtrer avec moi ! Courons au-devant de lui !… Le malheureux se ferait faire du mal !… Courons !…
Elle sort à droite. Au même instant, Aristée paraît à gauche et descend la colline du fond.
Scène IV
ARISTÉE, puis EURYDICE.
Aristée, s’arrêtant au fond.
RÉCITATIF.
Moi, je suis Aristée, un berger d’Arcadie,
Un fabricant de miel, ivre de mélodie,
Sachant se contenter des plaisirs innocents
Que les dieux ont permis à l’habitant des champs !
I
Voir voltiger sous les treilles,
Entre terre et ciel,
Les essaims de mes abeilles
Butinant leur miel ;
Voir le lever de l’aurore,
Et, chaque matin,
Se dire : je veux encore
Le revoir demain.
Voilà la fête
D’une âme honnête,
Le vrai bonheur
Du cœur !
Parler très naïf.
Voilà !
II
Voir bondir dedans la plaine
Les petits moutons,
Accrochant leur blanche laine
A tous les buissons !
Voir sommeiller la bergère,
Tandis qu’à pas lents,
Le berger qu’elle préfère
Vient et la surprend !
Voilà la fête
D’une âme honnête,
Le vrai bonheur,
Du cœur !
Voilà ! (Regardant avec précaution autour de lui.) Voilà ce que je dis aux personnes, ce que je dis devant le monde ! pour inspirer de la confiance !… Mais si vous saviez qui je suis en réalité, et quels projets infernaux je médite !… Si l’idée que j’ai soufflée à Orphée réussit, je crois que c’est aujourd’hui que nous frapperons un grand coup ! Voici la tendre Eurydice, n’ayons pas l’air d’avoir passé dans les blés.
Il remonte.
Eurydice, rentrant à droite.
Impossible de le rencontrer. Ah ! le voici !… J’arrive à temps ! Sois béni, ô Vulcain !… Aristée !… mon beau berger ! prends garde !
Aristée.
À quoi ?
Eurydice.
À toi !…
Aristée.
À moi ?… Pourquoi ?
Eurydice.
Tais-toi !… Et parle plus bas !…
Aristée.
Entendons-nous !… Je vais…
Il fait mine d’entrer dans les blés.
Eurydice.
Aristée !… mon fidèle berger !… ne bouge pas !…
Aristée.
Comment ! Ne bouge pas !… Mais pourtant si je ne peux pas parler haut et que je ne puisse pas non plus t’approcher, ma bergère, nous n’avons pas de chances de nous entendre… Alors, parlons par gestes !…
Il fait un pas vers les blés.
Eurydice.
Aristée !… au nom de mon amour, n’approche pas !… te dis-je !…
Aristée.
Quelle singulière timidité te prend donc aujourd’hui !… Tu es sauvage ordinairement, je ne dis pas… mais, enfin, tu l’es raisonnablement… comme une bergère… mythologique…
Eurydice.
Il s’agit bien de ma sauvagerie !… Il s’agit de ta vie !… Si tu fais un pas, tu es mort !
Aristée.
Comment ?
Eurydice.
Mon mari sait tout… Il nous a espionnés… et il a semé des piéges dans ces blés, témoins ordinaires de nos innocentes amours !…
Aristée.
Bah !
Eurydice.
C’est comme ça !…
Aristée, à part.
Est-il bête, l’animal ! Il l’a prévenue !… Ces maris sont tous les mêmes !… Il veut me surprendre !… et il me fait prévenir !… Réparons sa maladresse… (Haut.) Veux-tu que je te dise ?…
Eurydice.
Dis !
Aristée.
Eh bien ! C’est des bêtises, des chansons et des balivernes.
Eurydice.
Des bêtises !… Mais je te dis qu’il est furieux… qu’il a juré…
Aristée.
Tiens ! regarde comme je m’en moque, de ses piéges, non, mais regarde…
Il trottine dans les blés.
Eurydice.
Aristée !… ton amour et ton courage t’emportent !… Aristée !… tu cours à la mort !…
Aristée.
Il n’y a pas de danger, et quand même, que n’affronterait-on pas pour te rejoindre ?
Eurydice.
Eh bien ! Alors, je veux mourir avec toi !…
Aristée, à part
Allons donc !…
Ils marchent dans les blés, à la rencontre l’un de l’autre. Eurydice s’arrête tout à coup, un pied en l’air.
Eurydice.
Aïe !
Aristée
Crac !… ça y est !…
Eurydice.
Je suis prise !…
Aristée
Et plus que tu ne crois !…
Musique à l’orchestre.
Eurydice.
Mon dieu, qu’est-ce que j’éprouve ?
Aristée
Pluton, redeviens toi-même ! une ! deux ! trois ! (Son costume de berger disparaît. – Il est vêtu en dieu des enfers.) Et maintenant, désorganisons les éléments. (Il fait un signe de son bident. Tonnerre. La nuit arrive subitement. – Après l’orage.) Chez moi, voilà comme on désorganise les éléments.
Eurydice.
Dieu puissant ! est-ce que je vais mourir ?
Aristée.
Entièrement !… Lasciate ogni speranza !…
Il rit d’un rire strident.
Eurydice.
Et cependant je ne souffre pas…
Aristée, bas.
Je t’expliquerai pourquoi…
Eurydice.
Ah ! C’est étrange !…
Aristée.
C’est logique…
Eurydice.
I
La mort m’apparaît souriante
Que vient me frapper près de toi…
Elle m’attire, elle me tente…
Mort, je t’appelle… emporte-moi !…
II
Mort, ton ivresse me pénètre !
Ton froid ne me fait pas souffrir ;
Il semble que je vais renaître,
Oui, renaître, au lieu de mourir !…
Adieu !… adieu !…
Elle tombe inanimée sur le banc de gazon.
Aristée, lui tâtant le pouls
Crac !… ça y est !… Une larme !… une larme ! et partons ! Avant de partir, abusons de notre divinité pour jeter un dernier défi au mari… (Il étend son bident sur la tête d’Eurydice, qui se réveille et se dresse comme dominée. Pluton s’arrache une plume, et la lui donne en montrant du geste la cabane d’Orphée.) Voilà une plume… et tout ce qu’il faut pour écrire.
Eurydice écrit sur la porte ces quatre vers qui se tracent en lettres de feu :
Je quitte la maison
Parce que je suis morte,
Aristée est Pluton,
Et le diable m’emporte.
Pluton saisit Eurydice.
La rime n’est pas riche !… mais la richesse ne fait pas le bonheur ! Et maintenant !… aux sombres bords !… Nous arriverons bien plus vite que par la barrière d’Enfer…
Ils s’engloutissent.
Rendez-vous demain pour un nouvel air qui déjoue les pièges et traverse les barreaux des prisons et des enfermements