Entre ténèbres et lumières portés par Maïlys de Villoutreys et Anaïs Bertrand à l’Église des Billettes
Une semaine après le concert mémorable de l'Ensemble Mora Vocis (retrouvez ici notre article), l'Église des Billettes accueille sons frottés et vibrés dans une salle comble de la nef au balcon. Cette fois-ci, la « voix » est d'abord donnée aux instruments. D'ailleurs, deux d'entre eux n'attendent que de retentir : à l'avant du chœur, trône un petit orgue positif surmonté d'un clavecin doré. Dans l'attente des musiciens, cet instrument à trois claviers est déjà une curiosité à lui seul.
En ouverture méditative, l'Ensemble Desmarest fait résonner Les Voix humaines de Marin Marais, extraites du Second Livre de pièces pour viole. Les frémissements de cet instrument, du luth et du clavecin paraissent comme les prémisses des cordes vocales et préparent les oreilles aux mélodies plus denses de Couperin. Sous l'archet du jeune violiste, la sobre mélodie propre à l'écriture de Marais est auréolée de douceur et de simplicité. Peut-être même trop d'ailleurs, car certains traits de la pièce échappent aux oreilles, la nuance pianissimo étant peu adaptée à la réverbération légèrement brumeuse de l'édifice.
Afin d'être pleinement visible pour ses compagnons de jeu placés au bout de « l'orgue-clavecin », Ronan Khalil joue debout, indiquant de la tête le mouvement de la pièce. Tout en balançant son visage au plus proche du manche et au rythme de ses coups d'archet, le violiste tire de son instrument de tendres doubles cordes dont les dissonances émeuvent. Sans être purement vocal, ce moment est sans conteste le plus intense de la soirée.
Sans transition aucune, et de manière quelque peu hâtive, les musiciens enchaînent avec la Première Leçon de Ténèbres. À l'approche de Pâques, cette œuvre est en parfaite correspondance calendaire. Originellement chantées lors des offices de la nuit à l'aube des jeudi, vendredi et samedi saints au XVIIIe siècle, les Leçons de Ténèbres furent finalement avancées au midi du mercredi afin qu'un plus grand nombre de personnes puissent venir écouter les chanteuses d'opéra qui les interprétaient. Parmi les neuf Leçons de François Couperin composées entre 1713 et 1715, seules restent celles du Mercredi Saint.
Maïlys de Villoutreys (© DR)
La soprano Maïlys de Villoutreys se fait l'interprète de la première leçon. Son timbre léger sied parfaitement au répertoire tantôt dépouillé, tantôt fleuri. Tout en souplesse, la soprano se livre à cette pièce exigeante que Couperin réservait aux chanteurs et musiciens aguerris de la Chapelle Royale. Entièrement en latin, les différentes parties des leçons sont extraites des Lamentations du prophète Jérémie, l'un des livres bibliques. Malgré leur caractère grave et solennel, la soprano va jusqu'à les rendre solaires, surtout dans leur courte introduction, correspondant à une lettre de l'alphabet hébreux, courtement chantée en vocalise et placée avant les versets chantés. Bien que supprimés de la traduction latine, ces lettres ont tout de même été maintenues, se plaçant ainsi au plus proche du texte originel. Dans ces introductions, Maïlys de Villoutreys dévoile des mélismes bien mesurés et des tenues pures, presque lisses. Son timbre se fait vivace lors des passages descriptifs proches du récitatif. C'est à ces moments-là que surgit la complicité entre Ronan Khalil et le violiste : les changements soudains de tempi s'accompagnent de leurs jeux de regards et de leurs sourires, sans se départir d'une certaine nonchalance. La lamentation introspective du prophète prend la forme d'une ligne particulièrement tortueuse et obscure dans Beth (deuxième lettre de l'alphabet hébreux) où le ton pathétique de la phrase « plorans ploravit in nocte » (Elle pleure toute la nuit) coïncide à une sombre descente mélodique. Le prophète Jérémie y décrit une Jérusalem esseulée, détruite et livrée aux ennemis, tout comme Christ est abandonné par ses disciples lors de sa Passion.
Anaïs Bertrand livre une Deuxième Leçon dans une sonorité toute autre : ronde, épaisse, son timbre presque précieux sied lui aussi au répertoire changeant et clair-obscur de Couperin. Ses graves expressifs se dessinent aussi physiquement, ses gestes de la main marquant clairement les affects portés par le texte.
Anaïs Bertrand (© DR)
C'est dans la Troisième Leçon pour deux voix que les paroles et les lignes sonores sont les plus denses. Les voix des deux chanteuses s'entrecroisent tels des fils d'or et d'argent, formant un alliage coloré et solide. La dramaturgie des pièces s'en trouve redoublée, surtout aux passages désignant une action intense, tel que « la menace (furoris) au jour de la colère du Seigneur ». Ronan Khalil y dévoile alors un touché frétillant et rapide.
Malgré ces instants mémorables pris sur le vif, le concert laisse l'auditeur quelque peu frustré de ce jeu peu savoureux et créatif, surtout lorsqu'il a en oreille la version des Leçons interprétées par Gérard Nesle.Qu'à cela ne tienne, les spectateurs font éclater leurs bravi, y compris après un bis identique à sa première interprétation.