Marionnette japonaise, Pierrot lunaire émerveille l'Athénée
Plongez ensuite dans le travail d'élaboration de ce Pierrot lunaire.
Arnold Schönberg, la musique savante et même pire, autrichienne du XXème siècle, la Seconde École de Vienne : voilà un répertoire qui pourrait rebuter une partie du public. D'autant que l'atonalité de Schönberg est souvent considérée comme le moment de rupture entre la création musicale et le public de son temps. Combattre ces a priori est une première et noble motivation pour programmer un Pierrot lunaire, surtout interprété ainsi. Il faut dire que le Pierrot lunaire est une œuvre idéale pour appréhender la modernité musicale, avec la richesse de ses timbres instrumentaux (ici maîtrisés par l'Ensemble Musica Nigella et son directeur Takénori Némoto) et la technique du parlé-chanté (Sprechgesang) donnant au chant très composé la vitalité d'un jeu d'actrice de cabaret (ici déployé par l'expressivité de Marie Lenormand). L'idée de faire voyager Pierrot au Japon et de représenter cette œuvre de concert en théâtre de marionnettes, élaborée par Jean-Philippe Desrousseaux, construit un univers qui marque par sa cohérence, bien qu'issue d'arts, d'époques et de cultures lointaines. Le fait que le théâtre de marionnettes japonaises s'adapte à Pierrot lunaire est un beau témoignage de la qualité des interprètes (instrumentistes, chanteuse, chef et marionnettistes réunis). Cette réussite est aussi la preuve de l'expressivité de cette musique dont les symboles et les émotions s'incarnent avec naturel dans une histoire narrative.
Dès le Prélude, les Quatorze manières de décrire la pluie composées par Hans Eisler, en hommage à son maître Schönberg avec l'effectif instrumental du Pierrot lunaire, les couleurs musicales se marient avec les symboles visuels. La vidéo de Gabriele Alessandrini qui accompagne cette pièce déploie les voiles maculés d'encre et de sang (comme les lignes mélodiques se dilatent aux cinq instruments et comme les grands voiles encercleront les marionnettes japonaises dans Pierrot). Les lignes de calligraphie japonaise sont aussi franches et souples que les gestes des marionnettistes et des musiciens. L'eau est un autre élément qui unit musique et plateau : la pluie est battante sur la vidéo et invite les marionnettes à se protéger sous, ou à voguer sur l'ombrelle.
Pierrot lunaire par Jean-Philippe Desrousseaux / (© Gabriele Alessandrini) Arnold Schoenberg
Marquant la fin du prélude, la pleine lune se lève, la ligne musicale s'épure, la mezzo Marie Lenormand entre avec un port, une démarche et un kimono ravissants. Ce seront ensuite un poète, une geisha, un vieil homme et une vieille femme qui virevolteront, s'aimeront, mourront. Plus vrais que nature, ces acteurs feront oublier au spectateur leurs corps de bois et les manipulateurs entièrement voilés de noirs resteront invisibles.
Pierrot lunaire par Jean-Philippe Desrousseaux (© Gabriele Alessandrini)
Les mouvements de ces acteurs animés sont éloquents d'humanité, dans leurs souples démarches, leurs corps et membres qui fendent l'espace. Ils respirent, soulevant le dos avec amplitude dans le sommeil, haletant dans les rires et les larmes. Ce réalisme des mouvements provoque d'autant plus d'émerveillement lorsque les personnages marchent dans les airs, super-héros des arts martiaux.
Pierrot lunaire par Jean-Philippe Desrousseaux (© Gabriele Alessandrini)
La direction musicale et artistique est maîtrisée, épurée comme un trait calligraphique où rien n'est superflu. Les musiciens offrent ainsi des lignes déliées qui se combinent d'autant mieux pour ériger les architectures recherchées de cette musique. Cette interprétation sonore renforce en outre la caractérisation des personnages et l'intensité de leurs interactions. Marie Lenormand offre au spectacle et au parlé-chanté sa technique vocale ainsi que son engagement dramatique et prosodique. La prononciation est limpide et tonique, de grands fouettés claquent sur les consonnes, les voyelles décollent de fusées maîtrisées. Sonore dans tout le large ambitus, son chant sait aussi se faire murmure et souffle incarné ou bien grondement sourd.
L'œuvre s'achève dans une pluie de pétales, une musique éthérée, le "spleen brisé", "un parfum vaporisé", avant les nombreux rappels nourris d'applaudissements et de bravi pour tous les artistes. Alunissage réussi (après le Voyage spatial de Dostoïevsky, l'Athénée se confirme comme une belle rampe de lancement) !