Je suis un homme ridicule : l'Athénée en rampe d'envol musical intergalactique
« Je suis un homme ridicule ». C'est par ces mots que l'opéra commence. C'est ainsi que se définit le personnage à l'attitude et au costume banals, qui est entré en souriant benoîtement dans le théâtre et qui va pourtant voyager à travers l'univers et la musique.
Les créateurs de cet opéra nous avaient révélé leurs intentions et inspirations, dans un entretien croisé, avant une immersion dans le travail (notre article est à retrouver ici). Nous avons retrouvé toute la richesse de leurs promesses, de leur vision, et davantage encore.
Lionel Gonzalez dans Je suis un homme ridicule (© Sébastien Gaxie)
Le génie de Dostoïevski consiste à transformer un personnage parfaitement commun, trépide même, un homme ridicule en un héros dramatique. En effet, le lecteur -qui devient spectateur grâce à cet opéra- est assuré de s'identifier à cet homme perclus de complexes et de faiblesses. Il nous renvoie notre propre part sinistre d'humanité. Notre indifférence coupable est piquée au vif lorsqu'il ne fait pas même un geste pour aider une petite fille perdue. Toutefois, dans un éclair d'humanisme ressuscité, cette inaction ignoble entraîne le remords qui mènera au voyage à travers les étoiles, une fuite autant qu'une quête de rédemption : poussé au suicide, l'homme s'effondre aussi brutalement que s'éteignent les lumières du théâtre dans un bruit de tempête. S'est-il tué afin de monter au Paradis pour revenir en fin de soirée en Christ rédempteur ? S'est-il endormi de remords pour se racheter en rêve et se réveiller en homme nouveau ? Est-il en pleine crise d'épilepsie hallucinée (un thème présent dans l’œuvre de Dostoïevski, décryptée par les créateurs de cet opéra) ? La richesse de cette mise en scène (signée Volodia Serre, tout comme le livret) offre au spectateur des libertés d'interprétation aussi vastes que l'univers dépeint.
Je suis un homme ridicule (© Sébastien Gaxie)
L'opéra remplit parfaitement sa noble mission : accentuant par des moyens musicaux et scéniques les enjeux de l'épopée, puisque le voyage à travers l'espace dans la nouvelle fantastique de l'écrivain russe se double ici d'un voyage depuis la parole jusqu'au chant, du silence jusqu'à la musique. L'homme (Lionel Gonzalez) commence l'opéra en parlant, il le terminera en chantant, guidé à travers l'univers et la musique par son double (Lionel Peintre), les musiciens de l'Ensemble 2e2m et les chanteurs de Musicatreize dirigés par Pierre Roullier.
Le principe fondamental de cette musique est celui qui a donné naissance à l'opéra. Il s'agit de trouver la musicalité dans la parole même, dans la récitation. C'est dans cet esprit que Monteverdi a donné ses lettres de noblesse au genre connu aujourd'hui comme l'Opéra, en demandant à des acteurs de réciter le mythe d'Orphée avec une musicalité (et non pas de chanter avec des éléments de théâtre). L'opéra contemporain composé par Sébastien Gaxie laisse d'abord la parole seule, mais celle-ci est bien vite rejointe par une musique qui colle aux hauteurs et au rythme du discours : les instruments doublent la mélodie de la parole. Ce principe a déjà été exploré avec maestria dans le monde musical (nous vous avons ainsi préparé une vidéo montrant l'exemple remarquable de Steve Reich qui double des discours par la musique dans Different trains). Chacun pourrait faire le test de prononcer des paroles, puis de les répéter sans les mots mais avec les hauteurs et le rythme, jusqu'à en retirer une mélodie. D'ailleurs, après une telle soirée passée à entendre les paroles doublées par des instruments, le public est assuré de percevoir la musique des discussions autour de lui (un peu de la même manière qu'on entend partout des alexandrins et des rimes poétiques en sortant d'une tragédie de Racine, après avoir passé des heures dans un rythme de dodécasyllabes). La voix rejoint le chant, l'acteur rejoint le musicien, l'homme rejoint son double, telles les deux faces d'un même personnage : Lionel (Gonzalez) rejoint Lionel (Peintre). Le procédé va même se complexifier à mesure qu'il devient familier à l'oreille : la musique ne suit plus simplement la parole, elle l'emporte vers d'autres planètes. Une ligne souple de flûte s'échappe de la voix, un accord de piano en déploie l'harmonie.
Je suis un homme ridicule (© Sébastien Gaxie)
Tout du long, la musique reste exactement dans le même esprit, dans le même rythme et la même tonalité que la mise en scène (ou plutôt dans les mêmes modes, puisque cette musique emploie les gammes modales avec d'autres couleurs que la tonalité majeure et mineure). L'esprit de la partition est en harmonie avec la scénographie, d'une profonde cohérence, égayée de moments ludiques réjouissants : des rythmes et effets jazz avec claquements de langue dans le saxophone ou du swing à la batterie, la descente ridicule d'un trombone wa-wa-wa-wa, etc.
Cette musicalité s'installe progressivement et le spectateur se laisse ainsi baigner dans le flux sonore, à mesure qu'il plonge dans un spectacle total. La scénographie soutient un propos profond avec des milliers de petites trouvailles pleines de génie. La dualité de l'être humain est incarnée comme un leitmotiv, construisant une cohérence sur le plateau : l'homme a son double, la planète est reprise dédoublée par la projection vidéo. L'influence de l'homme qui débarque sur une planète idyllique est symbolisée par les traces laissées sur le sable de la maquette, il est aussi imposant et destructeur en apportant la dissonance que le pied ou la main qui écrase la planète et envahit l'écran en gros plan.
Je suis un homme ridicule (© 2e2m)
L'ensemble de l'équipe a su déployer toute la mesure de ses talents pour soutenir cette vision : les costumes et maquillages sont sobres et fantastiques, les décors oniriques et spatiaux, les effets sonores sont envoûtants et mènent à travers l'espace dans des sons de fusées et de comètes qui se marient parfaitement aux étoiles filantes projetées par la vidéo. Le spectateur est lui-même plongé dans un voyage spatial, il parcourt une terre inconnue et découvre les chants de ses habitants, toujours avec une âme d'enfant (les acteurs voyagent dans l'espace en montant et gigotant sur des fauteuils, des objets et membres dantesques envahissent l'écran, un faux spectateur enregistré incommode l'acteur principal en toussant et éternuant). Projeté sur le rideau de tulle, le spectre blanc nimbé de lumière qui s'échappe du corps de l'homme pour entamer son voyage dans l'espace est bluffant. On croirait voir un vrai fantôme qui navigue entre les galaxies et nous embarque dans un effet en trois dimensions.
L'immersion est alors totale sur la nouvelle planète, les huit journées vécues dans un rythme crescendo avec ses sept rituels quotidiens qui se répètent de plus en plus rapidement. D'emblée envoûté par la vie harmonieuse et simple des habitants accueillants, l'homme participe dès le deuxième jour à la récolte de gouttes d'eau dans une noix de coco, il pêche un coquillage, il pose l'empreinte de sa main comme une peinture de caverne.
Les habitants de l'exo-planète dans Je suis un homme ridicule (© Sébastien Gaxie)
Cependant, dès le premier jour se fait entendre le grondement du volcan sur la planète. Les indigènes ne s'en inquiètent pas, au contraire, ils vénèrent tous les éléments. Mais l'homme leur apporte l’angoisse, et avec elle les reproches moraux, le jugement. « Alors les animaux devinrent leurs ennemis. [...] Ils connurent la pudeur et firent d'elle une vertu. » L'homme a en fait emporté son malheur jusque sur cette planète, il y retrouve même le masque de la fille qu'il a abandonnée, il pêche une bande de son magnétophone. Sous son influence néfaste, la planète devient un lieu de meurtre, de sang, avec des armes et une nature détruite. Le parallèle avec la colonisation est flagrant, culminant lorsque l'homme ordonne aux habitants de s'aimer les uns les autres, en les menaçant d'un pistolet. Pervertis absolument, les bons sauvages complètent leur terrible métamorphose en zombies de la vie moderne, endossant leurs chemises de travail, un uniforme urbain pour marcher au pas.
Le paroxysme de la violence mène au réveil final de l'homme, après une crise d'épilepsie au sol et deux amusantes sonneries de téléphone Nokia et Apple imitées aux instruments. Dans un unisson retrouvé entre tous les chanteurs et les instrumentistes, l'homme prêche l'enseignement qu'il a tiré de son voyage, ce qu'il a vu en rêve : « Aime ton prochain comme toi-même ». Il retrouve la petite fille et clôt le spectacle en nous annonçant un prophétique « j'irai... j'irai... »
Je suis un homme ridicule (© Sébastien Gaxie)
Le public qui remplit le Théâtre de l'Athénée jusqu'au troisième balcon offre un accueil absolument enthousiaste, de sonores bravi et deux rappels à l'ensemble des artistes, les remerciant pour le spectacle, et pour le fruit de son voyage opératique interstellaire : la musique.