Mitridate Eupatore de Scarlatti au Festival de Beaune : une découverte
Fondé en 2014 au Festival de Beaune par le violoniste Thibault Noally, l’orchestre Les Accents est évidemment un habitué des lieux et aime y produire des œuvres inédites de l’opéra seria italien. En 2015, ce fut Il Trionfo della Divina Giustizia de Porpora et en 2016 Tamerlano de Vivaldi. Cette année, le public du festival beaunois découvre en création française Mitridate Eupatore d’Alessandro Scarlatti.
L’évocation du nom de Scarlatti fait souvent d’abord penser à ses très nombreuses sonates pour clavier. Pourtant, ce nom n’appartient pas seulement à Domenico Scarlatti (1685-1757), exact contemporain de Jean-Sébastien Bach, mais aussi à son père, Alessandro Scarlatti (1660-1725). Celui-ci fut pourtant un compositeur important de l’opéra napolitain, qui servit de modèle pour l’opéra seria. Par exemple, l’aria da capo, air en trois parties, dont la dernière est la reprise de la première, très souvent enrichie d’ornements et donc plus virtuose, trouve sa forme définitive avec Alessandro Scarlatti, avant d’être utilisée par tous les compositeurs baroques européens, comme aussi l’ouverture « à l’italienne », ébauche de la sinfonia et ancêtre de la symphonie classique en trois parties : la première très mélodique au tempo vif, la seconde lente, puis reprise de la première. Outre la musique, le sujet du livret de l’opéra et sa structure sont précisément codifiés, d’après le style du librettiste et poète Pietro Trapassi, dit Métastase (1698-1782).
Pour le Carnaval vénitien de 1707, Scarlatti compose deux opéras pour le théâtre San Giovanni Crisostomo – maintenant Teatro Malibran – : Il trionfo della libertà et Mitridate Eupatore. Celle-ci, créée le 5 janvier 1707, est une tragédie en cinq actes dont le livret est de Girolamo Frigimelica Roberti. Le public vénitien ne l’ayant pas accueillie favorablement, « la musique étant si suave qu’elle suscite un doux sommeil » selon un poète satirique de l’époque, l’œuvre fut oubliée jusqu’en 1956, à la Piccola Scala de Milan. L’histoire est plus proche du mythe grec d’Oreste de Sophocle, que du Mithridate de Jean Racine (qui inspira l’opéra Mitridate, re di Ponto de Mozart, traitant d’une période postérieure de la vie de Mithridate IV) : l’usurpateur Farnace a assassiné Evergete, père de Mitridate et roi du Pont, avant d’épouser sa mère Stratonica. Laodice, sœur de Mitridate, attend patiemment le retour de son frère : celui-ci, à l’occasion de l’anniversaire de la prise de pouvoir de Farnace, se déguise avec sa femme Issicratea en ambassadeurs égyptiens, empruntant les noms d’Eupatore et d’Antigono. Aidés du fidèle Nicomède, ils réussiront à mettre fin à la tyrannie et à reprendre le royaume du Pont.
Festival de Beaune en 2015 (© Festival de Beaune / Gilles Brébant)
Ce soir, l’ensemble des solistes est fort de son homogénéité : les voix sont projetées avec puissance, agréables et très intelligibles. Cette constante puissance des voix est peut-être même telle, qu’elle en paraîtrait parfois excessive.
L’opéra commence avec la belle et lumineuse Laodice de la mezzo Blandine Staskiewicz. Sa voix rayonne, sa protection est naturelle, la diction est parfaite et son timbre est sensuel. Il ne manquerait que davantage de jeux de timbres et de nuances pour satisfaire pleinement le spectateur exigeant.
Blandine Staskiewicz (© DR)
Les premiers récitatifs de la soprano Anna Kasyan, qui interprète Nicomède, font croire à une projection bonne mais un peu forcée, surtout après celle naturelle de Staskiewicz, et le diapason avec les instruments du continuo ne semble pas être en accord, ce qui perturbe sa justesse – ce n’est semble-t-il pas sa faute. Cependant, au fil de la soirée, la voix prend rapidement de l’assurance, faisant preuve de technique et de virtuosité, ainsi que d’un timbre charmant.
Anthea Pichanick (© Julie Cherki)
Dans le rôle d’Eupatore/Mitridate, la contralto Anthea Pichanick est convaincante, avec un grain de voix agréable. Bien que très à l’aise dans les récitatifs, ses airs pourraient être plus contrastés afin de transmettre les émotions du texte. Par exemple, son air « Patri numi, amici dei » (Dieux de la patrie, dieux amis – Acte II, scène 1) ne dispose pas des piani qui communiqueraient la douleur de Mitridate contrainte d'accomplir son devoir de ruse envers sa propre mère avant de vivre son amour avec Issicratea. Avec l’alto Lucile Richardot, qui incarne Antigono/Issicratea, elles forment un duo efficace et complice. Celle-ci est très convaincante, tant scéniquement que vocalement. Elle ose, joue avec les timbres de sa voix puissante, belle et grave, exprime les sentiments de son personnage. Dans son air « Aria dolce, e fiera ha in volto » (Son visage est doux et fier – II, 2), la chanteuse française fait preuve de piani irrésistibles et de crescendi envoûtants ; c’est à regretter que les occasions d’entendre ces phrasés soient si rares.
La terrible mère de Mitridate, Stratonica, est chantée avec noblesse par la mezzo Mary-Ellen Nesi. Son timbre, un peu aigre dans les graves et les médiums s’illumine dans les aigus. Lorsque les occasions se présentent, la chanteuse grecque montre la technique maîtrisée de ses vocalises et de son souffle, donnant de belles directions à ces passages.
Le rôle de Pelopida semble trop grave pour la mezzo Sacha Hatala, qui souffre d’une voix forcée, peu agréable, devant souvent reculer la tête pour faire sonner son instrument. Pourtant, dès que la voix peut monter dans les aigus, comme dans le da capo de son air « Cosí fa il buon tiranno » (Ainsi agit le bon tyran – III, 4), la voix se libère et gagne en esthétisme. Seul homme du plateau, incarnant Farnace, le baryton Victor Sicard est très présent et fier, d’une voix ronde et agréable.
Thibault Noally (© Sofia Albaric)
Dirigé depuis le violon plein de fougue de Thibault Noally, l’orchestre Les Accents est généreux d’une palette de couleurs de son splendide. L’équilibre n’est absolument jamais rompu, que ce soit entre les pupitres ou avec les chanteurs. Prenant en compte l’acoustique du lieu, jouant avec les contrastes, Thibault Noally dirige parfois de son archet de sa main droite (son pauvre violon, tenu de l’autre main, subissant aussi les impulsions énergiques du chef), encourageant l’ensemble à avancer sans cesse, mais faisant entièrement confiance en ses musiciens lors des récitatifs, n’y intervenant pas. C’est lors de ces parties que la justesse du violoncelle semble trop souvent douteuse, ce qui n’aide pas les chanteurs. Les trompettes, aussi instruments d’époque, sont claires et majestueuses, ajoutant une belle couleur nouvelle dans certaines parties puissantes, mais les aigus, difficiles, trahissent parfois quelques petits couacs – subtilement atténués par les très bons instrumentistes.
Mitridate Eupatore, qui est un enchaînement de récitatifs – certes beaux – et d’airs – qui ne brillent pas de leur grande originalité et expressivité –, est une œuvre certainement difficile à défendre. Toutefois, grâce aux talents d’un plateau vocal homogène et à la cohésion d’un orchestre aux multiples sonorités, sous la direction d’un chef-violoniste plein de fougue et de subtilité, le public du Festival est une nouvelle fois heureux d’avoir découvert une nouvelle œuvre du répertoire baroque italien. Que nous réserveront-ils l’année prochaine ?
Le concert de ce soir sera retransmis sur France Musique vendredi 28 juillet 2017, à 20h.