Orphée et Eurydice par la Mezzanine
La mise en scène didactique et très lisible de Denis Chabroullet combine des éléments scénographiques, permettant d'enchaîner différents marqueurs du théâtre à travers son histoire, depuis le théâtre de tréteaux jusqu'aux projections vidéos avec, surtout, une continuelle présence des corps (rappelant qu'Orphée et Eurydice est aux fondements de la Culture dès l'Antique et jusqu'à nos jours, unissant les arts). Le théâtre dans le théâtre est représenté par cette production sur des scènes rares pour l'opéra (Meaux, Lieusaint, Eaubonne, Garges), et sur le plateau avec une scène sur la scène, munie de rideaux, qui dévoile différents tableaux suivant l'intrigue de cette descente et remontée des Enfers
Mais surtout, deux danseuses contorsionnistes (Ester Goncalvès et Alexane Albert) animent tout le spectacle, fil rouge fascinant. Leurs corps de chaux et leurs masques transformant les masques de la Tragédie en des monstres horrifiques, serpentent sur et sous les planches (elles figureront même Cerbère avec l'aide d'une collègue, pour animer trois têtes de chien-loup en papier). Elles accompagnent la terrible chute aux Enfers aussi bien que la résurrection, revêtant alors tutus et ballerines, pour une chorégraphie sur semi-pointes.
La belle et intéressante mécanique des treuils et poulies sur scène semble une double référence pertinente : au monde du théâtre d'abord avec ses cordages, à la traversée du Styx ensuite puisque ce sont des voiles qui sont levées. Mais sur ces voiles sont projetées des vidéos pour représenter les Enfers... un enchaînement indécent d'incohérences, mélangeant tout et n'importe quoi dans une cadence coloriste (incendie, cérémonie du feu, embouteillages, migrants noyés, cours de la bourse, fonte des glaces, camps de concentration, cohues dans les transports, combats traditionnels et de boxe, défilés militaires et tranchées).
Autre triste voile, le petit voile noir jeté au visage d'Eurydice censé suffire à ce qu'Orphée ne la voit pas.
Théophile Alexandre en Orphée (dans cette version de l'œuvre de Gluck pour contre-ténor en italien) garde un visage de cire surmaquillé pour pleurer la poupée de son Eurydice. La voix s'accorde à cette inexpressivité, restant fluette et très articulée, homogène, vibrée et peu sonore. Le regard perdu quand il ne chante pas, il est obligé -pour figurer une expression par une couleur- de plonger ses mains comme dans du sang et d'en tacher sa tunique blanche. Mais comme dans son spectacle ADN baroque, il profite de la présence de ballerine pour danser un peu aussi.
Eurydice est d'abord représentée en mannequin inanimé. Son interprète bien vivante Anaïs Frager est donc d'autant plus intensément émouvante ensuite par sa présence vocale, expressive dans la douleur lyrique. Les phrasés animés d'une incarnation vocale à la mesure de la salle et de ses partenaires s'élancent en passions expressives.
Un quatuor joue sur scène et chante les chœurs, changeant de costumes et d'accessoires au fil de la soirée, passant des robes à arceaux pour femme et homme aux tenues de chasseurs avec animaux sur la tête, mélangeant les genres jusqu'aux visages lunaires dont ils doivent tant bien que mal animer la bouche en karaoké en tirant sur un élastique. La soprano est intensément appuyée au large vibrato et à la grande clarté de ligne, la mezzo soutient la richesse des graves pour tout le quatuor, supporte l'harmonie, le ténor voise, distant, tandis que le baryton manque d'assise
Jean-Marie Puissant dirige la partition arrangée (par David Walter) pour huit instrumentistes (l'ensemble “Les muses Galantes”). Le rythme énergique se précipite en accents, emporté par les parties éprouvantes et virtuoses du violon (qui emmène les trois autres instruments à cordes) et du cor. La harpe accompagne et nourrit les pizzicati, puis le hautbois prend l'initiative par un son direct et assuré, tel un guide pour sortir des Enfers .
La robe azur d'Amour (chantée par Estelle Béréau) s'étend comme sa voix délicate, peu sonore mais vibrionnante, bien marquée par sa grande douceur. Amour ressuscite (une seconde fois) Orphée et Eurydice qui se relèvent alors simplement pour se rouler par terre en s'entortillant dans le long voile de marié. Mais finalement tout le monde se relève, tourne et tombe (une troisième mort ?). Noir.
La salle comble et comblée acclame tous les artistes.