Un hiver à Baden-Baden
Pour le voyageur occasionnel, Baden-Baden à la période de Noël évoque parfois une ville hors du temps, dont la vie s’écoule au rythme des battements immuables d’une horloge mystérieusement préservée de l’agitation du monde, création d’un artisan disparu, énigmatique, comme celui qui bâtit un jour l’escalier miraculeux de la chapelle de Lorette à Santa Fé. Conservatoire d’un art de vivre ? Si cette vision relève sûrement davantage du fantasme que de la réalité, il est toutefois agréable de se laisser aller à cette impression et d’imaginer alors, ne serait-ce que l’espace d’un instant, retrouver ce Monde d’hier peint par Stefan Zweig, entre les promenades insouciantes parmi les allées du traditionnel marché de Noël, la dégustation d’un thé et d’un gâteau près d’un feu de cheminée, le spectacle du soir au Festspielhaus.
Depuis plusieurs années le Mariinsky continue de tisser le lien qui unit Baden-Baden à la Russie, et les Gergiev, Shklyarov, Tereshkina viennent compléter la liste des Gogol, Tourgueniev, Dostoïevksi ou autres princes russes, qui sont tous passés un jour dans la célèbre ville thermale au cœur de la Forêt Noire. Pour 2019, Casse-Noisette et les Joyaux ont notamment été présentés au public. Il serait vain de se livrer ici à un compte-rendu détaillé et méticuleux ; l’atmosphère se prête davantage à quelques impressions, comme celles que l’on garde, imprécises, au sortir d’un rêve…
Casse-Noisette reste par essence le ballet qui convient à Noël, avec sa promesse simple d’une touche de merveilleux. Deux danseurs principaux – ou étoiles – du Mariinsky ont conféré à la deuxième représentation un aura particulier. La naïveté, la délicatesse, les craintes, les peurs et l’émerveillement de la jeune fille devenue princesse sont magnifiquement suggérés par la grâce physique d’Alina Somova. L’illusion est parfaite, et c’est toute une salle qui se réveille d’un songe à la fin du spectacle. Kimin Kim, son prince, est certes contraint majoritairement au rôle de faire-valoir de sa partenaire, mais le pas de deux et sa variation lui permettent en quelques minutes de conquérir des centaines de spectateurs : souplesse, énergie, une aisance rare couplée à une impression de légèreté ! La virtuosité est ici expressive et naturelle, la fascination est instantanée !
Joyaux de Balanchine est une œuvre plus abstraite, en trois parties, chacune avec sa musique et son style propres, à l’intérêt variable. Passons sur les Emeraudes pour arriver directement à la deuxième partie, les Rubis : sur une musique « moderne » de Stravinsky et une chorégraphie qui adopte de même des codes plus « modernes », Kimin Kim, encore lui, et sa partenaire Renata Shakirova offrent une prestation en tout point époustouflante. Les Diamants, dernière partie et hommage au grand ballet classique russe sur la troisième symphonie, tronquée, de Tchaïkovski, clôture ensuite la soirée, porté par la grâce et la majesté de celle dont le nom est aujourd’hui le synonyme de perfection : Tereshkina.
Une nouvelle année se termine ; il faut quitter Baden-Baden et refermer cette douce parenthèse. A la tristesse toute naturelle succède néanmoins un optimisme confiant : tant qu’il sera permis de fréquenter la beauté pour ce qu’elle est, loin des injonctions et des questionnements ardents d’une époque, la preuve sera faite qu’il existe, hors de l’histoire, cette « autre chose : le simple bonheur, la passion des êtres, la beauté naturelle » vantée par Camus.