La Traviata de retour au Palais Garnier
« Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Traviata en ce temps-là… » aurait pu chanter Charles Aznavour. Cette dernière retrouve l’écrin du Palais Garnier, trente-trois ans après, et la nouvelle mise en scène de Simon Stone ne vise certainement pas à rappeler aux jeunes générations les fastes imaginés par Franco Zeffirelli en 1986.
Le point de départ, prévisible, consiste à transposer l’action à notre époque : les projections visuelles qui accompagnent l’ouverture nous présentent Violetta non plus en demi-mondaine, mais en influenceuse des réseaux sociaux partageant allègrement sa vie, ses fêtes, et ses joies avec ses « followers » !
Cette idée, propre à horripiler les défenseurs de la plus stricte tradition, n’est pourtant pas dénuée d’intérêt ; la Traviata est sûrement l’un des opéras qui se prêtent le plus à l’actualisation, puisque son propos, l’amour sincère brisé par les conventions sociales, n’a pas d’époque. De multiples productions ont déjà fait ce pari, mais l’accélération de notre monde depuis quinze ans, entre internet, réseaux sociaux, et plus généralement révolution de la communication, justifie pleinement un nouveau traitement.
Qu’est-ce qui poussera alors Giorgio Germont à supplier Violetta de rompre avec son fils, Alfredo ? C’est avec curiosité et espoir qu’on se laisse embarquer, espoir notamment de se voir proposer une vision cohérente qui éclairerait, mais est-ce trop demander, le monde dans lequel nous vivons…
Malheureusement le reste du spectacle ne sera que déception ! Un terme s’impose : paresse !
Paresse conceptuelle tout d’abord : le traitement de l’idée de départ se révèle d’une affligeante pauvreté. Des références aux marques en vogue (Uber, Whatsapp, Jump etc.) ne font pas une cohérence ! Le point de rupture arrive au deuxième acte, lorsque des « flash infos » nous dévoilent le dilemme de Giorgio Germont : un prince saoudien rompt les fiançailles avec sa fille, offusqué que son futur beau-frère fréquente une influenceuse ! L’actualisation qui aurait pu rendre intelligible un monde en rapide évolution s’apparente alors plus à un pot-pourri de « notifications » : on mélange, on remue, on voit ce qui sort !
Mais aussi paresse visuelle ! Sur scène, quatre gigantesques parois forment un carré, support pour des projections vidéo. Deux parois sont retirées suite à l’ouverture ; la rotation de la scène permet alors d’alterner entre les projections sur les deux parois restantes, et un espace intérieur, blanc, au sein duquel se déroule la majorité de l’action. Une fois l’effet de nouveauté passé, les projections finissent rapidement par lasser … Combien de fois faudra-t-il l’écrire : la vidéo à l’opéra, c’est bien, mais avec parcimonie sinon gare à la perte d’attention ! Quant aux mises en espace une fois la rotation (bruyante) de la scène effectuée, on ne peut que constater la pauvreté des décors, des costumes, qui oscillent du quelconque au ridicule, et de la gestion des comédiens, solistes et chœurs.
Faut-il aussi mentionner les projections de personnages stylisés et imbriqués au début du bal chez Flora ? Quelques secondes d’effort suffisent pour distinguer des scènes de sexe dignes des sites pornographiques… Ne manquait-il donc plus que cela pour dépeindre notre société ?
Et le chant dans tout cela, me demanderez-vous ! L’émotion, force première qui permet à un tel opéra de traverser les siècles, réussit-elle à traduire tout le déchirement du destin de Violetta ?
Ludovic Tézier, habitué du rôle de Giorgio, se présente comme la valeur sûre de la soirée. Celui qui est aujourd’hui le meilleur baryton verdien de la terre ne déçoit pas : l’autorité du père est servie par une ligne de chant splendide, qui se déploie avec une énergie et une souplesse admirables ! Si le rôle est court, ses interventions n’en étaient pas moins attendues par une salle qui sent s’affirmer un peu plus à chaque représentation la place qu’il laissera dans l’histoire du chant !
Benjamin Bernheim nous donne à entendre une belle voix, naturelle, souple et bien projetée, notamment dans les aigus, malgré quelques sons parfois un peu nasaux. Cependant l’interprétation manque de caractérisation : on sent trop le chanteur, pas assez l’Alfredo, ce qui est bien dommage étant admises ses qualités vocales. A sa décharge, la mise en scène ne lui est pas d’une grande aide...
Enfin, notre Traviata ! Pretty Yende possède une voix aux qualités certaines, mais il semble manquer un meilleur alliage de ses multiples atouts : une voix ronde et agréable, malgré un léger déficit d’ampleur, de la facilité avec les aigus, des piani magnifiquement soutenus, un authentique talent de comédienne. Comme son partenaire, elle est victime de la mise en scène : la tragédie de son destin ne ressort jamais réellement !
Au pupitre, le chef Michele Mariotti tente de soutenir le drame qui se joue sous ses yeux avec une direction d’orchestre relativement rapide et dynamique.
Le rendu final manque cruellement d’émotions, ce qui n’est pas rien lorsqu’on donne à voir et entendre une Traviata ! Déception de la modernité, peut-être est-ce la leçon qu’il fallait retenir de cette production ; malheureusement c’est surtout la déception de sa bien « pauvre » modernité qui reste à l’esprit…
« Je ne reconnais plus ni les murs ni les rues qui ont vu ma jeunesse. Dans son nouveau décor, Traviata semble morne et les camélias sont morts » « Cela ne veut plus rien dire du tout » aurait chanté Aznavour…