"LES MAÎTRES CHANTEURS DE NUREMBERG" (Staatstheater Wiesbaden, le 30 mai 2019 )
"LES MAÎTRES CHANTEURS DE NUREMBERG"
("Die Meistersinger von Nürnberg")
Opéra en trois actes Richard Wagner (1813–1883)
Hans Sachs: Michael Volle - Veit Pogner: Günther Groissböck - Eva: Betsy Horne - Magdalene: Margarete Joswig - Walther von Stolzing: Thomas Blondelle - Sixtus Beckmesser: Johannes Martin Kränzle - David: Daniel Behle - Fritz Kothner: Benjamin Russell - Kunz Vogelgesang: Ralf Rachbauer - Konrad Nachtigal: Florian Kontschak - Balthasar Zorn: Rouwen Huther - Ulrich Eisslinger: Reiner Goldberg - Augustin Moser: Andreas Karasiak - Hermann Ortel: Daniel Carison - Hans Schwarz: Philipp Mayer - Hans Foltz: Wolfgang Vater - Un Veilleur de nuit Ein Nachtwächter: Tuncay Kurtoglu
Orchestre su Staatstheater Wiesbaden
Choeurs et choeurs supplémentaires du Staatstheater Wiesbaden
Direction musicale : Patrick Lange Mise en scène : Bernd Mottl Décors et costumes : Friedrich Eggert Choeurs : Albert Horne Lumières : Klaus Krauspenhaar Dramaturgie: Regine Palmai
Une représentation des "Maîtres Chanteurs de Nuremberg" de Richard Wagner, c'est un peu l'apanage de tout festival outre-Rhin qui termine sa saison en beauté. Fer de lance du Festival de Bayreuth, la seule "comédie en musique" du Maître est ainsi traditionnellement donnée sur la scène de la Staatsoper de Munich, clôturant, le 31 juillet de chaque année, son prestigieux Festival de juillet.
Il faut bien dire que, par le biais d'une représentation de ce colossal ouvrage (plus de cinq heures de représentation), c'est presque une démonstration de force qu'avec l'opulence de l'orchestre et des choeurs requis pour l'occasion, un théâtre d'opéra peut réaliser. Dans une ambiance légère et bonne enfant, ces "Meistersinger" demeurant la seule oeuvre wagnérienne délibérément optimiste comme Wagner nous l'indique avec la tonalité solaire et triomphale utilisée dès le célèbre Prélude en Ut majeur. Bénéficiant d'une extrême popularité outre-Rhin, cette oeuvre n'a pas vraiment pour autant su séduire les autres scènes lyriques, s'immisçant assez timidement dans le grand répertoire bien après La Walkyrie ou bien encore Tristan et Isolde.
A y bien regarder de plus près également, certaines répliques grinçantes, d'aucuns sentiments amers, voire des situations tragiques à quelques moments de l'ouvrage, peuvent laisser libre cours à une relecture plus sombre de cette oeuvre.
C'est d'ailleurs cette ambivalence - entre la force d'un optimisme brillant et le sentiment amère d'une société qui s'écroule devant l'avènement d'un art nouveau - qu'a brillamment réussi à transposer sur scène, le metteur en scène Bernd Mottl, sur la scène du Théâtre de Wiesbaden.
Aussi en guise d'introduction à l'opéra, le prélude est interprété devant un rideau de scène (pour l'occasion, une toile peinte) représentant l'image naïve que tout un chacun se fait de cette bonne ville de Nuremberg de la Renaissance avec ses façades de maisons bourgeoises peintes et ses hallebardes colorées.
Inutile de préciser qu'avant que le rideau ne se lève, l'auditoire pense qu'il va assister à un spectacle de tout ce qu'il existe de plus traditionnel. De bon goût, un peu kitch et sans ombrage. Il en sera tout autrement. Et - quelque part, nous devons bien l'avouer - pour notre plus grand intérêt.
Car, bien loin de l'imagerie naïve de la Nuremberg du XVIème siècle, c'est une brillante - et fort réussie - transposition dans notre univers contemporain que le talentueux metteur en scène propose avec cette lecture des Maitres-chanteurs. Le rideau se lève sur la salle commune d'une brasserie bavaroise, la "Alt-Nürnberg". Derrière le comptoir, s'affairent les deux serveurs, David (Daniel Behle) et Magdalene (Margarete Joswig). Plus que l'habituelle différence d'appréciation de l'art traditionnellement exposée entre le Chevalier Walther von Stolzing (Thomas Blondelle) et la guilde des Maîtres-chanteurs de l'art, le metteur en scène allemand met l'accent sur le conflit des générations. Aussi dans ce décor de brasserie allemande il faut le dire assez quelconque, les jeunes jouent au baby-foot, boivent des bières et "tapent le carreau" dans le fond de la scène pendant que, sur le devant de celle-ci, la confrérie des Maîtres (dont on comprendra par la suite qu'on les a sortis de leur maison de retraite pour l'occasion) se réunit avec un cérémonial (revêtir leurs habits traditionnels de "Maîtres" pour présider une "assemblée générale de vieillards) aussi comique que touchant. On ne peut que ressentir de l'empathie pour ces vieillards-là, Veit Pogner, le père de la jeune Eva, en tête. Interprété magistralement par Gunter Groissböck, le chanteur, incontournable interprète de tous les rôles de basse wagnérienne (et à toutes les fantaisies des metteurs en scène) est ici méconnaissable avec sa démarche aidée par un déambulateur et ses lunettes noires visant à préciser que le brave homme est près de la cécité totale. On ne peut éprouver que de la tendresse pour ce père-là qui, délibérément se refuse à incarner toute forme d'autorité pour préférer favotrise le bonheur conjugal de sa fille, Eva (Betsy Horne). C'est grâce à la formidable direction d'acteurs pour laquelle on sent que le metteur en scène a exigé un travail incroyable de la part de ces véritables chanteurs-acteurs que l'opéra de Wagner nous apparaît sonner comme une évidence. On est ici loin bien loin des clichés - un Walther aussi juvénile qu'il est arrogant, un Beckmesser aigri tout autant qu'il est prêt à commettre tous les forfaits pour arriver à ses fins (épouser la belle et trop jeune Eva) auxquels les récentes mises en scène nous ont - trop malheureusement - habitués récemment. Walther est jeune homme à l'indomptable et abondante crinière blonde, vêtu d'une paire de jeans taille basse et de son blouson de cuir ajusté qui ne comprend pas véritablement les codes de cette bourgeoisie vieillissante auxquels il eut fallu qu'il se pliât pour être accepté d'emblée au sein de la guilde des Maîtres. Le personnage, campé par le ténor Thomas Blondelle, a tout pour séduire : la fougue de la jeunesse, l'insolence de son jeune âge... et le talent. Le ténor remplira convenablement sa mission de séduire l'assemblée du vieux Nuremberg tout nouvellement acquis à sa cause. Tout comme le public. Même s'il est vrai que l'on peut noter chez le chanteur quelques incertitudes dans les aigus, la voix est belle, tout comme le timbre est clair, et la prosodie, impeccable. Face à lui, pour gagner le coeur d'Eva, le très grand Beckmesser de Johannes Martin Kränzle, rompu au rôle du pitoyable Maître, qui sait user de ce timbre si particulier de baryton de caractère voulu par Wagner pour incarner un notable très propre sur lui, mais à qui tout échappe, et incapable de triompher de l'amour - par nature déraisonné - qu'il porte pour trop jeune Eva. Pour ce Maître, là encore, on ne peut éprouver que de la sympathie et de la compassion. Car si le personnage est pitoyable, il ne saurait être ce "méchant" auquel les scènes de théâtre nous ont habitué.
Entre les deux prétendants, l'Eva juvénile de Betsy Horne, qu'il nous avait été donné d'entendre quelques jours auparavant dans le rôle d'Elisabeth de Tannhäuser, se fera sa propre place avec la distinction impérieuse qu'elle incarne sur scène. Dans ce rôle, loin encore de toute "oie blanche" ou de toute "jeune vierge sacrifiée sur l'autel de la volonté masculine", la soprano nous éblouit par son timbre clair et lumineux. Il y a là indéniablement une très grande artiste wagnérienne à suivre.
Loin de toute relecture (de tout délire ?) de l'oeuvre visant à faire de celle-ci un pourparler pour mettre en avant un antisémitisme wagnérien (et anti-wagnérien), un fer de lance du nazisme ou bien encore une réflexion sur l'art et la portée d'une révolution artistique, ces Maitres-chanteurs là recentrent l'action sur le caractère humain du drame.
A cet égard, le plus poignant des personnages, c'est l'"hyper-star" de cette production, le Hans Sachs cordonnier-poète de Michael Volle qui campe un personnage torturé intérieurement, blessé par les accidents de la vie. Et qui réussit à nous tirer les larmes des yeux. Poignante, cette vision de l'homme d'âge mûr qui rentre chez lui (une chambre de maison de retraite) trainant son caddy de provisions. Immensément humain, cet ancien cordonnier qui sort de chez lui en pantoufles et pyjama dans la rue pour interrompre la fuite des jeunes amants, Walther et Eva, prêts à fuguer et à laisser ce monde vieillissant pour une vie meilleure ailleurs. Bouleversante image que ce vieillard qui, durant le prélude du troisième acte, arrivé au terme d'une nuit sans sommeil, déroule tous les souvenirs de sa vie à l'aide d'un projecteur de diapositives d'un autre âge : on comprend alors mieux la douleur de cet homme qui après avoir vécu les meilleurs moments de sa vie heureuse a tout perdu, femme, enfant, boutique. Laissé à lui-même, condamné à terminer ses jours seuls, il sera ce guide dont nécessairement le jeune Walther aura besoin pour effectuer sa propre quête intérieure.
La douleur qui émane de Sachs est toute égale à l'immense leçon de chant que nous donne Michael Volle, immense interprète de ce rôle dont il révèlera toute les facettes avec une multitude d'intonations et de nuances. Tour à tout poétique (le "Flieder-Monolog" du deuxième acte " interprété avec le raffinement d'un Lied), truculent (son combat avec Beckmesser, le "Schuster-Lied"), désespéré (le "Wahn-Monolog"), vindicatif (voir violent durant son ou bien encore grave (l'intervention finale qui clôt l'opéra), cet immense artiste qui décidément s'inscrit comme l'un des plus grands interprètes de Hans Sachs de notre génération, nous offre durant toute la durée du spectacle toutes une palette de couleurs nécessaires à camper avec justesse ce personnage tout à fait unique dans le répertoire. Lorsque la puissance de la clameur sait céder la place aux susurrements de la voix on ne peut que louer les mérites d'un grand, d'un très grand chanteur.
Humain, presque trop humain, cette vision très dérangeante des Maîtres-chanteurs ne se finira pas dans l'allégresse générale habituelle. Walther ne saura en effet accepter le rang de Maître-chanteur que son beau chant à réussi à lui valoir. Il rejettera la coupe tendue et s'éclipsera de l'assemblée avec la jeune Eva. Après avoir offert à ce nouveau public décidément acquis à la cause, une belle séance de "selfies" !
Et Hans Sachs aura beau louer les mérites du "saint art allemand" et des "vieux Maîtres", l'assemblée s'est déjà détournée de lui et des Maîtres Chanteurs. Une page d'histoire se tourne dans ce Nuremberg-là, un élan vers la modernité. Une révolution qui voit le triomphe de l'art novateur. Mais, à bien y considérer, n'est-ce pas là toute la carrière et la vie de Richard Wagner, sans cesse en quête de reconnaissance, triomphant de la vieille école d'Halévy et Meyerbeer à laquelle il nous est ici donné d'assister ?
Dans ce tourbillon dans lequel la jeunesse éclate avec brio au détriment de la vielle garde, l'orchestre dirigé avec panache et une vivacité extrême par Patrick Lange mène cette fête à une apothéose incontestable.