L’âme rendue d’Offenbach
Jacques OFFENBACH - Mélodies
Mariam Sarkissian, mezzo-soprano, Fanny Crouet, soprano, Daniel Propper, piano, Julian Milkis, clarinette, Levon Arakelyan, violoncelle.
1 CD Brilliant Classics 95641 – 67’50
2018-DDD
Enregistré à l’Aram Khachaturian Concert Hall, Erevan, en avril 2016. Textes de présentation en anglais et français.
Jalousie ! ; J’aime la rêverie ; Sérénade du torero ; Jeanne la rousse ; La Croix de ma mère ; Ronde tyrolienne ; Rends-moi mon âme ! ; L’Etoile ; Wenn ich ein muntres Vöglein wär ; Was Fliesset auf dem Felde ; O bleib bei mir ; Doux ménestrel ; Dors mon enfant ; Meunière et fermière.
Le projet discographique, piloté par Mariam Sarkissian, propose une galerie sonore de 14 pièces isolées, peu connues, et diversifiées, depuis la romance dramatique, la chanson rustique, la chansonnette ou encore le duo-bouffe. Ecrites de 1838 (le compositeur a 19 ans) jusqu’à près de trente ans plus tard, elles ouvrent et balisent la longue et prolixe carrière d’Offenbach (de 1830 à 1881), trop souvent ramenée aux grands succès des années 1850-1860.
La succession des pièces enregistrées bouscule l’ordre chronologique, afin d’offrir à l’auditeur un parcours à l’image du compositeur : trépidant, inventif et contrasté. En témoigne le brassage stylistique original de ces mélodies, tour à tour, popularisantes, pittoresques, comiques, ou dramatiques.
Ce programme peut constituer en cela un dangereux écueil pour un parti-pris interprétatif qui s’inscrirait dans les représentations convenues d’Offenbach, en grand maître des fêtes et des cérémonies du Second Empire. Le projet discographique de Mariam Sarkissian s’inscrit dans une tout autre démarche. Il s’agit ici, en anticipant sur la célébration du bicentenaire de sa naissance (le 20 juin 1819 à Cologne), de remonter aux sources d’inspiration d’un compositeur particulièrement travaillé et retravaillé par la postérité, et ses poncifs, tant en France qu’en Allemagne, son pays d’origine.
Un des grands mérites de cet enregistrement est de faire sortir de l’« enfer de la bibliothèque » des partitions ignorées d’Offenbach, afin d’en retrouver - et de l’écouter avec - l’esprit du débutant. Un autre mérite est de parvenir à les interpréter avec simplicité, sincérité et profondeur.
La mezzo-soprano moscovite Mariam Sarkissian (française depuis 1996) poursuit sa démarche d’archéologue de musiques enfouies (Kusser, Chaporin, Sviridov, Cui, Melikian, Mansurian, Avanesov…). En plus de son goût très sûr pour l’archive, elle consolide ici celui qu’elle a pour Offenbach, dont elle a interprété l’Oreste de La Belle Hélène, en 2012, au Capitole de Toulouse. Elle transfère dans la moitié des « drames de poche » qu’elle interprète ici, le même niveau d’engagement vocal et expressif qu’à la scène. Le phrasé est particulièrement composé, détaillé, en « actrice-studio », le timbre généreux sur les parties ombrées de sa tessiture. L’interprétation, privilégiant les contrastes de registres, rappelle – ou préfigure - le mezzo travesti de Nicklausse dans les contes d’Hoffmann.
L’autre moitié des mélodies est confiée à la jeune soprano Fanny Crouet, qui fait tinter des aigus finement ciselés, rendus délicats et fragiles, par effet de contraste.
Leurs deux voix sont très heureusement réunies pour la seule pièce bouffe du disque, le duo « Meunière et fermière », longue dispute (de plus de 10 minutes) entre deux travailleuses des champs/chants.
L’interprétation de cette musique requiert une attitude particulière pour le chant, et peut-être encore plus pour son accompagnement. Le piano de Daniel Propper soutient la ligne vocale ou s’immisce avec finesse entre ses apparitions. Le jeu s’écoule avec élégance et limpidité, et se tient à distance des complaisances nostalgiques de salon. Il semble se laisser sciemment oublier, comme pour restituer la tension qu’observait Nietzsche en 1888 à propos de la musique d’Offenbach : « spirituelle jusqu'à la banalité ». Daniel Propper fait de cette « banalité », notamment harmonique, l’énergie qui propulse en avant, de manière droite et directe, le propos musical.
Deux autres instrumentistes, le clarinettiste Julian Milkis (Ronde tyrolienne) et le violoncelliste Levon Arakelyan (L’Etoile) constellent par deux fois cet univers chambriste de leur jeu coloré.