CD : ET MANCHI PIETA, ARTEMISIA GENTILESCHI ET LA MUSIQUE DE SON TEMPS
Dans un CD intitulé Et manchi pietà, Artemisia Gentileschi et la musique de son temps (paru chez Dynamic), Alessandra Rossi Lürig, l’ensemble l’Accademia d’Arcadia et la soprano Silvia Frigato font revivre la musique italienne de la première moitié du dix-septième siècle italien, et nous font (re)découvrir nombre de compositeurs contemporains de la célèbre peintre de l’école caravagesque.
Ce CD vient couronner un projet particulièrement intéressant : il s’agissait, à l’origine, de mêler images, vidéos, textes et musiques dans un spectacle rendant hommage à l’art d’Artemisia Gentileschi (célèbre artiste peinte du XVIIe siècle de l’école caravagesque) et aux compositeurs et compositrices de son temps. Le spectacle a été créé fin 2012 et a depuis été représenté en divers lieux, dont Rome en mai 2017.
Le CD propose donc en quelque sorte la « bande son » du spectacle, laquelle est composée de 13 morceaux de musiciens qui tantôt nous sont familiers (Claudio Monteverdi, Luigi Rossi), tantôt sont restés plus ou moins célèbres (Stefano Landi – dont William Christie nous a fait redécouvrir il y a une petite dizaine d’années le magnifique Sant’Alessio –, la chanteuse et compositrice Barbara Strozzi,…), parfois sont aujourd’hui quelque peu oubliés (Andrea Falconieri, Dario Castello,…). Les pages vocales (airs divers, extraits d’opéras, madrigaux) alternent avec certaines pages instrumentales (finale de l’acte II de l’Orfeo de Rossi, dixième sonate de Castello,…), assurant la variété du programme et renouvelant constamment l’intérêt de l’auditeur.
Certes les registres dans lesquels s’inscrivent les morceaux retenus sont presque toujours ceux de l’élégie ou de la plainte amoureuse ; pourtant le programme évite toute monotonie en proposant des pages aux couleurs et aux constructions très différentes : à la structure répétitive du magnifique « Si dolce è ‘l tormento » de Monteverdi, à la construction strophique de l’étonnante berceuse « Hor ch’è tempo di dormire » de Tarquinio Merula, accompagnée d’une basse continue de deux notes seulement à l’effet proprement hypnotique – et rythmée par le retour, tel un refrain, de la formule « Fa la nina ninna na », répondent des structures extrêmement libres dans lesquelles les lignes musicales, dans une forme de déclamation chantée (le recitar cantando) épousent la mélodie, le rythme, les accents de la langue parlée. Enfin, certains morceaux se distinguent par leur registre ne ressortissant pas à la déploration ou à la plainte amoureuse : le « Alla guerra d’amor » plein d’allant de Stefano Landi, ou encore l’hispanisante « Folia hecha para mi Señora Doña Tarolilla de Carallenos » d’Andrea Falconieri.
https://www.youtube.com/watch?...
Sous la direction à la fois experte, précise et chaleureuse d’Alessandra Rossi Lürig, l’Accademia d’Arcadia se montre à la hauteur de la gageure consistant à proposer un équivalent à la peinture novatrice et pleine de fougue d’Artemisia Gentileschi. Les interprétations et le programme sont cohérents, rigoureux sur le plan musicologique, et mettent en lumière la grande diversité de la musique de l’époque et les directions nouvelles que les compositeurs et compositrices s’essayaient à prendre. Qu’on les considère isolément (le théorbe d’Ugo Nastrucci introduisant très délicatement le « Lagrime mie » de Barbara Strozzi, les percussions de Matteo Rabolini marquant le rythme de la « Guerra d’amore » de Landi ou rompant celui du « Primo ballo della notte d'amore » de Lorenzo Allegri pour lui insuffler un nouvel élan, la flûte mutine et raffinée de Lorenzo Lio dans cette même Sinfonia) ou qu’on prenne en compte l’ensemble de la formation, les instrumentistes rendent pleinement justice aux pièces sélectionnées en illustrant à merveille les affects exprimés par les mots. Diaphanes, légères, précises, les sonorités qu’ils font entendre savent également se faire crues, incisives, violentes quand le texte ou la situation dramatique l’exigent.
C’est au soprano Silvia Frigato qu’échoient les parties vocales. La chanteuse est ici en terrain connu car le répertoire du Seicento (le dix-septième siècle italien) lui est extrêmement familier – même si elle fait régulièrement quelques incursions dans le répertoire du XVIIIe siècle (Le Roi Pasteur ou La Clémence de Titus, très prochainement à Venise et à Florence), ou encore dans le bel canto (Lisa de La Somnambule, Azema dans Semiramide il y a deux mois à la Fenice de Venise). La chanteuse possède un timbre chaleureux et pur. Sa souplesse vocale lui permet d’élégantes vocalises (« Alla guerra d’amore ») et une ligne de chant épousant avec aisance les contours mélodiques libres et déliés des « Lagrime mie » de Barbara Strozzi. Son art du chant lui autorise de belles tenues de souffle ainsi qu’un legato de qualité – ou encore des sauts de registre maîtrisés dans « Udite amanti » (L’Eraclito amoroso, de la même compositrice). Une très grande attention est portée au dramatisme propre à chacune des pièces, et le désespoir de la Vierge (pressentant le destin tragique de Jésus dans la berceuse de Merula), celui de l’amant ou de l’amante délaissé.e, ou encore la paradoxale jouissance de la souffrance amoureuse s’en trouvent ainsi nettement différenciés. Le soin accordé, à des fins expressives, aux respirations et aux coupes au sein même d’un mot (par exemple sur le mot « sos/pir » dans « Udite amanti ») est particulièrement appréciable. Enfin, qualité pour le moins importante dans ce répertoire où chaque pièce est autant musique que poésie, la diction de la soprano est très claire et le texte toujours parfaitement intelligible.
Un très beau souvenir d’un spectacle de qualité, dont on aurait aimé conserver une image plus complète : quel dommage qu’une représentation n’ait pas été captée y compris dans sa dimension visuelle, afin d’en proposer un DVD !…