Tannhäuser à Bayreuth – vu à la télé
Après le Lohengrin bleuâtre signé Yuval Sharon, le festival de Bayreuth a encore une fois engagé un metteur en scène lié au « Ring der Vielfalt » (l’Anneau de la diversité) qui a été donné en cycle complet à Karlsruhe l’année dernière. Au nom de la diversité, les opéras étaient confiés à quatre metteurs en scène différents, pour être précis quatre hommes d’origine occidentale nés en 1977, 1978, 1979 et 1980 : deux Allemands, un Islandais et un Américain.
Cette année-ci, il est temps pour un nouveau Tannhäuser. Le dernier, conçu par Sebastian Baumgarten en 2011, était controversé (ou à vrai dire détesté par le public conservateur) ; à sa place, le Lohengrin de Hans Neuenfels (2010), avec les figurants-rats désormais devenus cultes, a été donné jusqu’en 2015, tandis que l’histoire du chevalier-chanteur Tannhäuser, qui bouleversa la capitale française le 13 mars 1861, s’est absentée sur la « Colline verte » les quatre dernières saisons.
Le lever du rideau le 25 juillet 2019 est donc un événement très attendu qui représente les débuts in loco non seulement du metteur en scène Tobias Kratzer, mais également du chef russe Valery Gergiev et de la jeune soprano norvégienne Lise Davidsen, qui chante sa première Élisabeth aux côtés de quelques interprètes très habitués du festival de Bayreuth : Stephen Gould dans le rôle-titre, Markus Eiche en Wolfram et Stephen Milling en Hermann.
Pour Le Crépuscule des dieux monté à Karlsruhe, une mise en scène récompensée par le prix « Der Faust » (catégorie : théâtre musical), Kratzer s’était réuni avec Rainer Sellmaier. Ceux qui ont assisté à cette production-là reconnaîtront facilement leur esthétique ainsi que plusieurs idées de base dans ce nouveau Tannhäuser, pour lequel Sellmaier a de nouveau fourni les costumes et décors.
Le Crépuscule de Kratzer repose principalement sur une interprétation méta-théâtrale : les trois Nornes apparaissent sous l’habit des metteurs en scène des trois opéras précédents, eux qui ont jusqu’alors dirigé l’action mais qui en perdentt le contrôle quand la corde des Destinées se rompt. La tétralogie se conclût par un coup de théâtre cinématographique, un retour rapide qui restaure la tendre relation amoureuse entre Siegfried et Brünnhilde au début de l’opéra, un développement lancé par Brünnhilde elle-même, qui ne veut pas souscrire à la fin prévue par le livret et la partition, avec laquelle elle rompt (visuellement, bien entendu la musique reste inchangée).
Le premier tableau de Tannhäuser se présente à travers des projections du vidéaste Manuel Braun comme un road-movie. Ayant fui la communauté des chevaliers, Tannhäuser s’est uni avec trois autres réprouvés. Vénus y apparaît en combinaison brillante, ainsi que deux figurants : la drag queen Le Gateau Chocolat et le nain Oskar, avec un béret, une marinière et un tambour, interprété par Manni Laudenbach. Tannhäuser s’y présente en habit de clown, mais quitte ce trio pour rejoindre ses anciens camarades devant la Festspielhaus de Bayreuth, ayant jadis abandonné ce cercle illustre d’artistes wagnériens pour la vie sur la route et des formes d’art moins prestigieuses.
Or, ses amis le suivent et envahissent le théâtre avec une échelle en y accrochant une banderole avec leur devise : « FREI IM WOLLEN, FREI IM THUN, FREI IM GENIESSEN » (libre dans la volonté, dans l’action, dans le plaisir). Le trio intervient dans le concours de chant qui se tient dans un cadre classique (quant aux costumes et décors), et la présence de Vénus, qui s’infiltre dans le chœur, met en valeur le triangle amoureux entre elle, Tannhäuser et Élisabeth.
L’acte III se déroule dans un paysage désertique autour de la camionnette des réprouvés, où Élisabeth vient chercher son bien-aimé, retirant sa robe médiévale (sous laquelle elle porte une robe chastement blanche). Elle est suivie par Wolfram, qui met les habits de clown de son ami, et les pèlerins – y compris Tannhäuser – vêtus comme des clochards. Le protagoniste amène une partition dans son sac plastique, sur laquelle est écrit le nom « WAGNER », et dans sa narration finale, Tannhäuser rend explicit le lien entre le jugement du pouvoir suprême (le Pape à Rome) et l’autorité du compositeur (ou de son œuvre), avant de déchirer la partition. L’opéra finit sur un ton doux-amer : Tannhäuser et Élisabeth, souriant et libérés des lourdes pèlerines de la tradition wagnérienne, voyagent dans la camionnette au bout de la nuit…
Comme on pouvait s’y attendre, le rideau final est suivi par un mélange de huées et de bravos. Si l’artisanat des ateliers mérite des louanges, l’idée d’installer sur le plateau une réplique de la Festspielhaus trahit plutôt un manque de créativité de la part du metteur en scène ; en 2008, Stefan Herheim a fourni son Parsifal avec la Villa Wahnfried (l’habitation du compositeur), dont l’intérieur a en outre servi de cadre pour le premier acte des Maîtres chanteurs de Nuremberg dans l’interprétation de Barry Kosky (2017). Sans mettre le doigt sur le point douloureux – l’antisémitisme du compositeur et l’histoire du festival sous le troisième Reich – ce plaisir ludique risque de n’entraîner qu’un simple cadeau pour les yeux, qui plaît toutefois aux spectateurs (qui n’accéderont jamais aux loges ni aux coulisses du théâtre). Les enjeux sont trop bas, et la métaphore du clown qui révolte contre le décorum rigide des ménestrels est déjà inscrite dans l’œuvre ; la juxtaposition de la haute culture et les arts populaires, réprouvés ou négligés s’avère peu profonde.
La devise – la liberté de vouloir, de faire et de profiter – est dérivée de La Révolution (1849), un essai du compositeur, dont les écrits offrent des phrases pour soutenir n’importe quelle idée. Le choix de la prendre au pied de la lettre justifie peut-être la liberté du metteur en scène de vouloir, faire et profiter à souhait de l’opus et des ressources énormes du théâtre pour réaliser sa vision du Tannhäuser (qui reprend d’ailleurs plusieurs idées de la mise en scène de l’œuvre qu’il a montée à Brême en 2011), mais en somme on y tourne en rond : ceux qui se sentent provoqués par l’interprétation de Kratzer (probablement le même groupe de spectateurs qui s’est auparavant opposé aux les nouveautés de Chéreau ou du style du « nouveau Bayreuth » des années 1950) commettent par la force des choses la même erreur que la communauté chrétienne dans l’œuvre, étant trop rigides et conservateurs, et trop peu ouverts d’esprit. En revanche, ceux qui se montrent positifs et défendent cette liberté artistique et l’introduction d’images venant de la culture populaire devront probablement prendre parti pour le metteur en scène (ne souhaitant pas sembler trop réactionnaires) et cela risque par conséquent de leur masquer le fait que le travail du metteur en scène est assez superficiel et repose principalement sur des clichés et des stéréotypes (du monde cinématographique) pour exprimer des idées qui se trouvent déjà au cœur de Tannhäuser ; il s’agit autrement dit d’une tentative de déconstruction d’une œuvre qui ébranle déjà ses fondements – et cela depuis 174 ans.
Comme toujours, les billets pour la nouvelle mise en scène de l’année ont été (presque) impossibles à obtenir. Or, sous la direction artistique de Katharina Wagner, le festival s’est ouvert à de nouveaux publics qui ont pu suivre la première à la radio, au cinéma et à la télévision. Pour rendre justice aux prestations musicales, il faudrait assister à une représentation in loco (et cela vaut bien sûr aussi pour l’expérience théâtrale), mais en attendant le compte-rendu du correspondant d’Ôlyrix, voici un avant-goût.
En Tannhäuser, Stephen Gould chante son désir et sa désespérance avec une force omniprésente qui rappelle son interprétation du rôle à Budapest l’année dernière. Si son endurance est tout à fait admirable, l’expression douce ne se révèle qu’à de rares occasions, surtout à la fin. Heureusement, la saison à Bayreuth lui offre au total six représentations pour affiner son portrait.
Elena Zhidkova revient sur le plateau bavarois après 16 ans pour remplacer Ekaterina Gubanova (blessée pendant les répétitions). Elle a bien intégré la direction d’acteur dans son jeu, incarnant l’amoureuse du personnage-titre avec une mimique que les projections vidéo rendent de façon agrandie, et elle projette bien son mezzo énergique. Sa rivale Élisabeth est interprétée par Lise Davidsen, dont l’apparence endeuillée se transmet autant par son jeu subtil (clairement perceptible grâce aux caméras) que par le ton vocal ; la voix est claire et bien équilibrée, et son gazouillement léger se prête aussi bien à la joie qu’au désespoir.
Comme à Budapest, Stephen Gould est accompagné par Markus Eiche en Wolfram, qui se met au service du drame et évite les démonstrations de bel canto qui sont assez fréquents dans la Romance à l’étoile, qu’il rend avec une présence émotionnelle et une maîtrise excellente de son instrument. À la Wartburg trône le landgrave Hermann de Stephen Milling, qui déploie sa basse wagnérienne avec sûreté et varie sa couleur vocale quand le livret le lui permet.
Valery Gergiev, à la tête de l’orchestre et des chœurs de la maison, fait bien son travail (contrairement aux attentes de certains intervenants dans les forums wagnériens). Il semble diriger la partition de Wagner en direction de ses prédécesseurs (et ses contemporains moins avancés à l’époque), évoquant une sonorité qui fait penser à Beethoven ou à Weber, parfois même à Mozart, ce qui donne presque envie d’applaudir les numéros nettement arrondis.
Wolfgang Wagner, petit-fils du compositeur, formulait l’idée de « Werkstatt Bayreuth » (l’atelier Bayreuth), un milieu où le travail artistique ne se termine pas avec la première, mais continue au cours des années à venir. Espérons que cela vaut aussi pour le nouveau Tannhäuser, avec sa distribution qui unit l’expérience et la fraîcheur, et dont le beau cadre visuel de Rainer Sellmaier pourrait stimuler Tobias Kratzer à pénétrer plus profondément dans l’œuvre et ses problématiques.