Stockholm fête la Walpurgis : La Reine des Amazones
Le luxe de profiter d’une « chambre à soi », pour reprendre la formule célèbre de Virginia Woolf, est la condition heureuse qui nous apporte la joie de redécouvrir des ouvrages méconnus, oubliés ou négligés, signés par des femmes compositrices. L’occasion de se dédier à la création artistique se constitue souvent par une relation familiale, comme c’était le cas pour Clara Schumann (épouse de Robert) et Fanny Mendelssohn (sœur de Felix), ou par l’existence privilégiée à la cour. Marie-Antoinette de Bavière (1724-1780), fille de Charles VII (empereur du Saint-Empire) et régente de la Saxe entre 1763 et 1768, en est une preuve parfaite. Grande mécène des arts et élève des compositeurs Hasse et Porpora, Maria Antonia Walpurgis Symphorosa ou Ermelinda Talea Pastorella Arcadia (ETPA) – on peut la nommer par plusieurs noms et pseudonymes – fut aussi chanteuse, musicienne, librettiste et compositrice dans le style de l’opera seria. On connaît deux opus de sa main : Il trionfo della fedeltà (1754) et Talestri, regina delle Amazzoni (1760 ou 1763). C’est ce dernier qui connaît alors sa création suédoise au Årsta Teater à Stockholm sous le titre La Reine des Amazones dans une coproduction conçue par deux compagnies indépendantes, « Den andra operan » (Le Deuxième Opéra, une allusion à l’essai bien connu de Simone de Beauvoir) et « Kamraterna » (Les Camarades), qui ont depuis quelques années, chacune de son côté, offert aux spectateurs suédois des mises en scène novatrices d’œuvres peu connues.
Le conflit dramatique de La Reine des Amazones correspond largement aux attentes pour un opera seria au sujet mythologique avec une fin heureuse et tourne autour des « inimitiés héréditaires » entre les Scythes et les Amazones, qui représentent respectivement le règne des hommes et celui des femmes. Thalestris vient d’être couronnée Reine des Amazones, qui ont capturé le prince scythe Orontès, dont elle est amoureuse. L’exécution obligatoire du prisonnier est arrêtée par un coup de théâtre moliéresque : Orontès se révèle être le fils de la grande prêtresse Tomyris, qui à son tour est la victime de l’enlèvement qui fut jadis la raison déterminante pour l’hostilité mutuelle entre les deux peuples, qui enterrent cependant la hache de guerre après cette découverte. Or, le dénouement ne s’accomplit pas par l’intervention d’un souverain (divin ou non) en deus ex machina – puisque la Reine fait déjà partie de l’intrigue – mais par la décision psychologiquement motivée de Tomyris, qui s’abstient au dernier moment d’exécuter son propre fils, ce qui rend l’opus relativement moderne par rapport à l’esthétique de l’époque.
Dans l’interprétation de Ditte Hammar, une couche allégorique a été ajoutée au drame, communiquée à travers les costumes de Marie Abildgaard Moberg. Les Amazones, futuristes avec des habits blancs qui font allusion au (faux) mythe du sein coupé, contrastent avec les tenues du XVIIIème des Scythes, qui sont plus courtois que menaçants dans leur infériorité face aux guerrières sur le plan militaire. Le très beau suédois archaïsant du livret, traduit par Martin Virin, contraste de façon similaire au langage quotidien du dialogue parlé (auquel auraient contribué les solistes), un décalage stylistique sûrement désiré. L’espace scénique façonné par Moberg est réduit à sept escaliers roulants et teinté par les lumières tumultueuses de Niclas Anderstedt Lindgren.
Le dispositif visuel est complété par les dissonances et les signaux d’alarme quand l’orchestre « Damkapellet » (sept instruments à cordes, dirigés par Marcus Mohlin au clavecin) sort à plusieurs reprises de la sonorité baroque de l’œuvre. « Damkapellet » impressionne autant par la variation de sa vaste palette dynamique que par sa synchronisation, en interne comme avec l’action scénique, un clou émotionnel étant l’aria chanté par Thalestris presque comme en duo avec la violoniste : elle vient sur le plateau avec l’altiste, qui fournit une partie obbligato par les larmes qui gouttent de son pizzicato fragile, les deux musiciennes consolant la Reine leur musique que par leur humanité ; on y devine l’espace d’un instant un Orphée au féminin.
Les rôles sont confiés à cinq jeunes chanteurs, qui sont accompagnés par un chœur d’Amazones arrivées à maturité. Vocalement, Hanna Fritzson (soprano) met l’accent sur la fragilité humaine du personnage-titre (Thalestris), déshabillée des insignes de la royauté mais en revanche munie avec un ton expressif et authentique. Son instrument gagne en stabilité dans les registres moyen et haut au fur et à mesure, comme ses coloratures qui font brûler son chant final. La mezzo-soprano Linnea Andreassen parvient à surmonter le souffle court initial (qui se remarque aussi chez ses collègues) et incarne sa sœur Antiope, qui abandonne étrangement vite les lois sacrées des Amazones pour se transformer en l’amoureuse au fou rire gazouillant.
À ses côtés, le baryton Linus Flogell donne à Léarque un pathos et des révérences qui touchent au comique – c’est aussi le cas pour l’amitié « entre hommes », la courtoisie exagérée entre lui et Orontès. À partir de l’acte II, Wiktor Sundqvist campe cet amant avec une voix de ténor qui devient de plus en plus raffinée et agile, équilibrée et projetée ; le timbre et l’intonation échappent parfois à son contrôle, cela se contrebalance par la densité et le bon goût stylistique que gagne progressivement sa prestation vocale. Finalement, le portrait de la grande prêtresse Tomyris est le plus psychologiquement complexe. Dans ce rôle, la soprano Lisa Thor se démarque par un jeu subtil en contraste avec un chant énergique et agité, une force qu’elle sait tout de même maîtriser et adapter aux exigences de la partition.
En somme, ce remaniement de l’opus de Maria Antonia Walpurgis montre à la fois le potentiel aujourd’hui du théâtre lyrique pré-mozartien et le profit à tirer d’ouvrages méconnus comme celui-là, comme en témoigne l’enthousiasme de l’auditoire. Or, il faut faire attention : si la leçon de morale – qu’il ne faut pas tuer tous les hommes – y est autant évidente dès le début, c’est la tâche du metteur en scène et son équipe de bien distribuer les sympathies du public sur les différents personnages et rendre crédibles leurs points de vue. Sinon il n’y aura point de conflit réel, ni de suspens ou de fortes expériences, peu importent la qualité musicale de la rare trouvaille. Attendons la suite.