Christiane Eda-Pierre, soprano venu de l’Outre-Mer
Au cours de sa vie et de son parcours dans les opéras ou au concert, un fou de chant s’attache toujours à un (ou plusieurs) artiste lyrique qui, par sa personnalité, son caractère vocal ou sa profonde sincérité en scène, l’a tout particulièrement touché. Ce fut mon cas avec, entre autres, Christiane Eda-Pierre.
Ma découverte de la jeune artiste passe par une représentation des Contes d’Hoffmann à l’Opéra Comique fin des années 60/début 70. Chose unique alors sur les scènes des opéras de France, une artiste de couleur, svelte et ravissante, venue de sa chère Martinique, se produisait devant un public conquis, ce depuis déjà une dizaine d’années. Sa carrière ne cessait de progresser et de se diversifier. Je la connaissais de nom bien entendu sans l’avoir jamais entendue en scène. Ce soir-là, son Olympia se jouait des vocalises et des pièges tendus par Offenbach avec une fraîcheur nouvelle, une vérité qui donnait à son interprétation de la Poupée-dans le cadre vieillissant et suranné de la production- une dimension toute particulière. Sa Lucie de Lammermoor au Palais Garnier en 1969 reste pour moi un autre souvenir vif, tout comme sa Nanetta du Falstaff de Verdi l’année suivante auprès de Tito Gobbi, Andréa Guiot et Fedora Barbieri. Quelques temps plus tard, nous nous retrouvions assis l’un auprès de l’autre pour je pense le premier récital de Marilyn Horne au Théâtre des Champs-Elysées, entièrement consacré au répertoire Rossinien, cheval de bataille de la flamboyante mezzo-soprano américaine. Nous pûmes partager notre enthousiasme dans le délire incroyable qui s’était emparé du public. J’ai eu l’occasion de rencontrer et d’échanger avec Christiane Eda-Pierre ensuite à plusieurs reprises, toujours aussi attentive et charmante, avant que sa carrière ne prenne un envol plus international. Quel bonheur de l’entendre ensuite à l’Opéra de Marseille en 1974 dans I Puritani de Bellini avec Alfredo Kraus comme partenaire d’exception, puis au Festival d’Aix-en-Provence en 1978 dans le rôle-titre d’Alcina de Haendel dans la superbe mise en scène de Jorge Lavelli avec à ses côtés, Teresa Berganza (Ruggiero), moments musicaux et théâtraux combien palpitants. Mais dès 1973, à l’invitation de Rolf Liebermann, elle allait s’imposer sur la scène du Palais Garnier dans un important répertoire s’étendant de Mozart, à Gluck, Wagner, Offenbach, intégrant la création contemporaine. Ainsi la première mondiale du long et vocalement terrible monologue pour femme seule, Erzsebet de Charles Chaynes en mars 1983 devait dévoiler un peu plus l’engagement scénique de Christiane Eda-Pierre. Inspiré de la vie de la Comtesse hongroise Elisabeth Bàthory, une des plus terrifiantes meurtrières de l’histoire, cet ouvrage demande une implication totale de l’artiste. Le travail effectué avec le metteur en scène, Michael Lonsdale, a porté ses fruits. Bien entendu, le souvenir reste tout particulièrement attaché à son incarnation du rôle de l’Ange Musicien lors de la création de l’opéra d’Olivier Messiaen Saint François d’Assise, le 28 novembre 1983. Avec son costume esthétisant et ses ailes majestueuses tirées du tableau de Fra Angelico l’Annonciation, Christiane Eda-Pierre, figure christique et rayonnante, venait éclairer ce spectacle grandiose en laissant entrevoir à François d’Assise (José Van Dam) un avant-goût de la félicité céleste. Mais deux rôles marquent à mon avis le sommet de sa carrière à l’Opéra de Paris. Antonia des Contes d’Hoffmann déjà au sein de la légendaire mise en scène de Patrice Chéreau en 1974. Elle apparaissait du fond de scène en courant, tout de blanc vêtue, jeune fille innocente et candide, prête à s’épanouir dans l’amour d’Hoffmann. Dans son air fameux, elle a fui la tourterelle, sa voix s’élevait avec une facilité rare, un parfait sens des couleurs et des nuances, un aigu épanoui, une musicalité expressive et une ligne de chant qui se rattachait au meilleur du chant lyrique français. Lors de la reprise du spectacle en 1979, la dernière, face au terrifiant Docteur Miracle de José Van Dam, elle s’élevait encore un peu plus dans l’excellence et l’absolu. Rolf Liebermann lui offrit par ailleurs en mars 1976 le rôle de Constance de L’Enlèvement au Sérail de Mozart au sein d’une nouvelle production de l’ouvrage dirigée par Karl Böhm. La beauté de son interprétation, son intelligence musicale, la précision de l’ornementation et des vocalistes, la densité même du timbre, la font régner à la toute première place dans ce rôle, que le disque a préservé dans un enregistrement dirigé par Sir Colin Davis. La discographie de Christiane Eda-Pierre est hélas demeurée par trop restreinte. Son récital chez Decca "L’Art de Christiane Eda-Pierre" réunissant des airs peu connus de Grétry et Philidor, largement complété d’extraits venant en partie d’intégrales comme L’Enlèvement au Sérail précité ou d’ouvrages de Berlioz, représente un exemple fort complet des merveilleuses qualités de la cantatrice. Merci de tout cœur Madame. L’Ange Musicien de Saint-François d’Assise veille sur vous pour l’éternité.
José Pons