En Bref
Création de l'opéra
Un projet charnière, esthétique et personnel
Schoenberg est marqué par la lecture de Pierrot lunaire, recueil de poèmes du belge Albert Giraud (écrits en 1884), dans la traduction allemande d’Otto Erich Hartleben (1893). Le compositeur sélectionne 21 poèmes parmi les 50 du recueil d’Albert Giraud. Il les réorganise dans un ordre différent et les arrange en trois parties de sept morceaux. De mars à juillet 1912, Schoenberg écrit son Pierrot lunaire (opus 21) pour voix parlée-chantée (Sprechgesang), piano, piccolo, flûte traversière, clarinette, clarinette basse, violon, alto et violoncelle (un effectif instrumental à ce point iconique depuis cette œuvre qu’il est désormais nommé “ensemble Pierrot”). Le thème, le chant et l’instrumentarium indiquent déjà la dimension novatrice de cette composition.
Schoenberg envisageait Pierrot lunaire comme l’étude préparatoire en vue d’une grande composition sur Séraphîta de Balzac, roman fantastique et surnaturel sur la pureté de l’androgynie au-delà des genres terrestres. Pierrot lunaire offre ainsi un laboratoire d’expérimentation pour la mise en musique de la voix, ainsi qu’une réflexion autour des thèmes de l’humanité, du religieux, du désir et de la pureté.
Dans le premier groupe de poèmes, Pierrot chante l’amour, la sexualité et la religion ; le second est consacré à la violence, au crime et au blasphème ; enfin, le troisième ensemble de textes traite du retour dans la ville italienne de Bergame et de la nostalgie.
Schoenberg était fasciné par la numérologie. C’est d’ailleurs pour cela qu’il nomme son opéra Moses und Aron avec un seul a alors que le nom du frère de Moïse s’écrit Aaron, mais le titre Moses und Aaron aurait contenu 13 lettres donc porté malheur. Le même intérêt pour les chiffres préside à la construction du Pierrot lunaire, et notamment les numéros religieux 3 et 7 : les instrumentistes avec le chef sont au nombre de 7, l’œuvre est l’opus 21 du compositeur (7x3) écrite en 1912 (12 étant le miroir de 21), elle contient 21 poèmes (7 poèmes sur trois parties).
Clés d'écoute de l'opéra
De la tradition à la modernité
L’écriture musicale emploie des formes classiques très rigoureuses ou bien davantage ouvertes : canon, fugue, passacaille, contrepoint fleuri, imitation, répétitions et variations de motifs repérables qui reviennent à travers les pièces. Ces retours formels et thématiques unifient le cycle, comme pour les grands ensembles classiques et romantiques de mélodies et de Lieder. Ils rappellent également les motifs musicaux qui structurent les opéras en caractérisant les personnages, sentiments, événements ou lieux. Schoenberg demande ainsi aux exécutants de considérer les morceaux dans leur ensemble selon l’esprit d’un “tableau tonal”.
Les instruments se combinent en groupes variant pour accompagner les différents poèmes. L'accompagnement propose tout d’abord un instrumentarium traditionnel de musique de chambre. L'effectif est celui de sonates avec piano et des instruments alternant selon les poèmes : flûte, violon et clarinette en différents ensembles. Mais le compositeur exploite ensuite une immense richesse de combinaisons possibles, mariant les timbres de piccolo, clarinette basse, ôtant même le piano. Les musiciens sont réunis en tutti sur les onzième et quatorzième poèmes, ainsi que sur les quatre dernières pièces.
L’œuvre du parlé-chanté
La voix du Pierrot lunaire est à la frontière du chant et de la parole. Ce Sprechgesang (“parlé-chanté” en allemand) est une prosodie à la fois classique et moderne. En effet, l’alternance entre parlé et chanté est ancienne à l’opéra : une œuvre telle que La Flûte enchantée de Mozart est alternativement chantée et jouée, appartenant à un genre dramatique classique nommé Singspiel (“joué-chanté” qui se rapproche de la forme opéra-comique en France). Toutefois, le Sprechgesang est d’une grande modernité en ce que la parole et le chant ne sont plus alternés mais fusionnés. Le terme Sprechgesang est trouvé par Engelbert Humperdinck au tout début du XXème siècle pour son opéra Les enfants royaux et Schoenberg compose en 1912 le premier chef-d’œuvre sur ce principe : précisément le Pierrot lunaire.
Cet opus s’approche également de l’esthétique populaire dont traitent les poèmes du Pierrot lunaire, c’est ainsi l’actrice et diseuse de cabaret Albertine Zehme qui a initié le projet auprès de Schoenberg. Cette ouverture à d’autres formes artistiques, populaires, interlopes même est une autre dimension éminemment moderne de l’opus (qui résonne avec la démarche de Kurt Weill/Bertolt Brecht dans L'Opéra de quat'sous produit 15 années plus tard).
Une (r)évolution des moyens musicaux
Le Sprechgesang élargit également la tonalité : un chanté parlé ne convoque pas les harmonies, les consonances et la tonalité classiques, mais tend vers une autre tonalité voire même vers l’atonalité. La voix et les instruments (deux flûtes, deux clarinettes, un trio de cordes et l’adjonction du piano) convoquent une tonalité d’expression et non plus seulement des accords classiques. Par cette capacité à élargir et moderniser le langage musical, ce Sprechgesang deviendra l'un des piliers de l’opéra moderne et sera employé dans des drames lyriques majeurs tels que Wozzeck (1914-1921) d'Alban Berg, Les soldats (1965) de Zimmermann, L'Épiphanie (1961) de Luciano Berio ou encore Stimmung (1968) de Karlheinz Stockhausen.