En Bref
Création de l'opéra
Conçu entre 1908 et 1910, le livret du Château de Barbe-Bleue (A kékszakállú herceg en hongrois ou Bluebeard's Castle en anglais) a été à l'origine écrit par Balázs pour le compositeur Kodály, mais il le dédie finalement également à Bartók dans sa première édition. Bartók compose la partition entre février et septembre 1911 pour le Prix Ferenc Erkel, un concours national de composition d'opéra en un acte. Le compositeur décide par la suite d'ajouter quelques modifications au Château de Barbe-Bleue en 1912 pour un autre concours organisé par la maison d'édition Rózsavölgyi, mais l'opéra ne remporta aucun prix.
Il faut attendre le succès du ballet Le Prince de bois (composé par Bartók sur un argument de Balázs) le 12 mai 1917 pour que l'Opéra de Budapest accepte de produire Le Château de Barbe-Bleue l'année suivante dans un diptyque ballet-opéra. Bartók retravaille la fin de l'ouvrage (la sixième et la septième porte) afin qu'il soit accepté par l'opéra. La première représentation de l'opéra a lieu le 24 mai 1918. S'il est difficile de juger du succès de l'opéra seul lors de sa création (puisqu'il était joué couplé avec le ballet), sa carrière fut en revanche stoppée par la censure hongroise entre 1919 et 1936 suite à l'exil de Balázs, ce qui n'empêcha pas ses représentations en dehors de Hongrie dès 1922 en Allemagne, puis en Italie à partir de 1938.
Le Château de Barbe-Bleue est le seul opéra que Béla Bartók ait composé au cours de sa carrière. Âgé de trente ans lorsqu'il entreprend la composition de cet ouvrage, le compositeur fut rapidement découragé par les difficultés rencontrées pour le faire représenter.
Clés d'écoute de l'opéra
Symbolisme dans Le Château de Barbe-Bleue
Balázs et Bartók appartiennent à une même génération hongroise, marquée par la volonté de défendre une identité nationale par un art tourné vers la tradition et la modernité. Si, du côté du compositeur, les recherches se tournent à la fois vers la musique folklorique hongroise dès 1905 et vers la modernité harmonique et rythmique de Debussy, le librettiste puise son inspiration autant dans les contes populaires (dont celui de Perrault, publié en 1697) que dans l'œuvre de Maeterlinck, dont la pièce Ariane et Barbe-Bleue est parue en 1899 (par ailleurs mise en musique par Paul Dukas, son unique opéra). Ce n'est donc pas un hasard si Le Château de Barbe-Bleue s'inscrit dans une esthétique symboliste proche de l'œuvre de Maeterlinck et de Debussy, et plus particulièrement de l'opéra Pelléas et Mélisande (1902), bien que le livret de Balázs adopte un tout autre itinéraire que le dramaturge belge.
Cherchant à écrire un opéra psychologique, Balázs met en avant plusieurs thèmes propres au symbolisme et joue sur la lumière (la vérité éclairant le passé que renferme le sombre Château de Barbe-Bleue) et sur les sous-entendus dans les répliques de Barbe-Bleue : face à la détermination de Judith qui « désire que pas une des sept portes ne reste close », la réponse de Barbe-Bleue (« Ah ! Prends garde, ma demeure jamais ne sera plus claire ») soulève toute l'ambiguïté de la pénombre du Château. Lumière de vérité du côté de Judith, ou lumière d'accomplissement d'un rituel pour Barbe-Bleue, Balázs laisse planer le mystère dans son livret alors que ce qui relève du non-dit est explicité par la musique. Les motifs musicaux ainsi que les timbres qui caractérisent l'attitude des personnages représentent la profondeur psychologique qui sous-tend le drame au-delà des mots, ainsi que les rapports de force entre les époux : Judith fait tout pour dissimuler ses craintes en arrivant au Château, mais les prétextes qu'elle énonce sont annulés par la musique, ce qui relève d'un procédé fréquent dans les opéras de Wagner. Enfin, l'aspect immémoriel de ce conte (c'est du moins ce que prétend le prologue de l'opéra) se manifeste dans la question du temps dramatique : malgré la hâte de Judith, aucune perception concrète du déroulement de l'action n'est donnée dans Le Château de Barbe-Bleue, les sept portes symbolisant plus des étapes de découverte de l'intériorité de Barbe-Bleue que des marqueurs temporels. Le drame repose ainsi une action essentiellement psychologique entre les deux époux : l'opéra s'ouvre et se referme sur le thème du sombre Château de Barbe-Bleue.
Bartok et son seul opéra
Le Château de Barbe-Bleue peut rappeler à bien des égards le traitement orchestral, le langage harmonique modal et le contrepoint des différents motifs caractérisant l'écriture de Debussy. Ainsi l'élaboration du thème du Château (comme intériorité de Barbe-Bleue), présent dès l'ouverture de l'opéra, est construit sur une échelle modale pentatonique (c'est-à-dire une échelle musicale constituée de cinq hauteurs de son différentes, organisées autours d'une tonique, leur premier degré) qui montre la confluence entre les explorations harmoniques de Debussy et les recherches ethnomusicologiques de Bartók. Par ailleurs, l'écriture vocale que le compositeur hongrois qualifie de parlando rubato se situe à mi-chemin entre le débit parlé du récitatif et le lyrisme de l'air, et s'appuie sur la musicalité de la langue hongroise : en cela Bartók se rapproche considérablement de la conception opératique de Debussy qui prend source dans la langue d'origine, et donne la primauté au texte pour le traitement vocal alors que les sentiments sont davantage représentés par l'orchestre.
Au-delà de ces réminiscences debussystes, cet unique ouvrage dramatique n'en demeure pas moins une œuvre problématique pour le compositeur hongrois. Présenté à deux reprises à des concours de composition, l'opéra est loin de faire l'unanimité au début de la décennie 1910, ère où la psychanalyse de Freud est en plein développement en Hongrie. Le Château de Barbe-Bleue est perçu comme trop intimiste (seuls deux personnages chantés sur scène), avec une action qui ne correspond pas à la conception opératique des jurys. Aujourd'hui, ces caractéristiques (nombre restreint de personnages, courte durée) ne sont plus un problème puisque l'opéra est représenté en version de concert, ou au sein d'un diptyque avec un autre ouvrage (opéra ou ballet).