En Bref
Création de l'opéra
Iolanta, dernier opéra de Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893), a été composé entre juin et décembre 1891. Cette œuvre en un acte est basée sur la pièce du poète et dramaturge danois Henrik Hertz intitulée Kong Renés Datter (La fille du roi René) écrite en 1845 et qui met en scène la jeunesse fictive de Yolande de Lorraine d'Anjou. Après le succès de sa création en 1853, ce drame a été adapté en langue russe par Vladimir Zotov. Adaptation à partir de laquelle le frère du compositeur, Modeste Ilitch Tchaïkovski, a écrit le livret de l'opéra.
Tchaïkovski découvre la traduction de cette pièce dès 1883 et est immédiatement séduit par le personnage de Iolanta. Mais ce n'est qu'après avoir assisté à une représentation de la pièce au Théâtre Maly (l'actuel Théâtre National Académique de Russie) à Moscou le 10 mai 1888 et avoir été ému par la prestation de la jeune actrice Elena Konstantinova Leshkovskaïa dans le rôle de Iolanta, que Tchaïkovski décide d'en faire un opéra. N'étant plus à cette époque financé par sa mécène Nadejda Von Meck, il lui faudra cependant attendre la commande au début de l'année 1891 du directeur des théâtres impériaux Ivan Vsevolojski pour réaliser son souhait. A la demande de ce dernier, Tchaïkovski compose un ballet en 2 actes (Casse-Noisette) et un opéra en un acte (Iolanta). Pourtant initialement prévues pour être terminées à la fin de la même année, la composition de ces deux œuvres est retardée par le voyage du compositeur aux États-Unis, à l'occasion de l'inauguration du Carnegie Hall. Leur création aura finalement lieu le 18 décembre 1892 au Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, soit moins d'un an avant le décès du compositeur. L'opéra reçut un accueil favorable et fit l'objet par la suite de 11 représentations en Russie.
Clés d'écoute de l'opéra
Une œuvre particulière
Cette œuvre renferme plusieurs particularités par rapport au reste de la production de Tchaïkovski. D'abord dans l'orchestration. En effet, le compositeur propose une alternative à l'ouverture symphonique habituelle en écrivant un prélude exclusivement pour instruments à vents comme introduction à son opéra, pour ensuite enchaîner avec une première scène accompagnée par un quatuor à cordes et une harpe d'atmosphère contrastant avec ce qui la précède. Ensuite, l'œuvre diffère du reste de la production du compositeur par son sujet et le traitement de celui-ci. L'opéra met en scène un conte de fée où évoluent des personnages historiques, et dont l'issue est heureuse (seul exemple dans sa production lyrique). Notons également l'introduction d'une dimension exotique à travers l'utilisation de mélismes orientaux qui caractérisent musicalement l'origine du médecin maure dans son monologue « Dva mira » (« Il y a deux mondes »). Enfin, notons l'infime place accordée au chœur, pourtant si important chez les compositeurs russes de l'époque romantique, et que Tchaïkovski relègue au rôle de soutien musical des personnages.
Dramaturgie
Tchaïkovski remédie à la simplicité de l'intrigue de Iolanta et à la superficialité des personnages en n'informant pas le public de la cécité de Iolanta dès le début de l'opéra et en construisant le récit de son handicap par bribes : d'abord par Iolanta elle-même dans son arioso au début de l'opéra au cours duquel elle chante sa mélancolie, puis par le récit du portier Bertrand, et enfin lors de l'arioso du roi René « Gospod' moj, esli greshen ja » (« Seigneur, si j'ai péché ») dans lequel il chante son espoir de voir un jour sa fille recouvrir la vue. Il n'y a pas d'évolution au sein de l'action, sauf en ce qui concerne l'histoire entre les deux personnages principaux Iolanta et Vaudémont. Au cours de l'opéra, on assiste d'abord à la naissance de leurs sentiments réciproques, puis à la découverte de la cécité de Iolanta par Vaudémont, suivies par l'exaltation du jeune chevalier, puis par la métamorphose de l'héroïne recouvrant la vue. C'est en somme l'évolution de leur amour qui constitue la véritable trame psychologique de cette œuvre. La fin de l'opéra donne lieu à une accélération des événements avec la transgression de l'interdit, la possibilité de soin, la menace de mort, la libération, la demande en mariage, l'intervention de l'ami et l'action de grâce. Grâce à cette accélération, le compositeur ne laisse jamais retomber la tension et termine son œuvre dans une apothéose musicale.
Le traitement vocal
Cet opéra pourrait se résumer à une succession d'ariosos de caractère où Tchaïkovski passe très rapidement de récitatifs à des airs en passant par des ensembles. Malgré l'impression d'une mélodie continue à la manière de Wagner, cette œuvre suit une forme très traditionnelle où les transitions, habilement écrites, ne sont presque pas audibles. Suivant les conventions des opéras russes, Tchaïkovski présente chacun de ses personnages à travers un air qui a pour fonction d'informer l'auditeur du caractère du personnage et des éventuelles passions et luttes qui l'animent. Au niveau du traitement vocal, le compositeur caractérise musicalement l'opposition entre le monde onirique de Iolanta et la réalité sombre et pénible des gens qui l'entourent en utilisant des tessitures contrastantes : avec d'un côté le timbre sombre des voix graves (deux rôles de baryton et deux rôles de basse et une voix, très rare, de contralto), et de l'autre les voix aiguës des héros (soprano et ténor). C'est également à travers le traitement vocal que Tchaïkovski traduit l'idée d'amour rédempteur en utilisant différents types de procédés d'écriture. Par exemple, pour évoquer les sentiments qui animent Iolanta dans son arioso, le compositeur écrit une ligne vocale déclamée qui progresse par demi-tons. Ou lorsqu'il symbolise musicalement la fougue et la spontanéité de Robert, ainsi que sa passion pour Mathilde, il crée de nombreux changements de tempo au cours de l'air « Kto mozhet sravnit'sja s Matil'doj moej » (« Qui peut égaler ma Mathilde ? »).
Le traitement orchestral
L'orchestre a un rôle prépondérant dans cet opéra : c'est à travers lui que Tchaïkovski assure la continuité mélodique de son ouvrage. En effet, les voix étant peu chargées de contenus mélodiques, c'est à l'orchestre que Tchaïkovski transfère la responsabilité mélodique à travers notamment le développement de thèmes propres et des textures originales (comme dans le prélude orchestré pour instruments à vents déjà mentionné). Pour renforcer la cohésion dramatique de son ouvrage, le compositeur associe des timbres orchestraux à des personnages ou à des idées. Par exemple, la flûte représente Iolanta et son monde onirique, le cor anglais ponctue les mots « yeux » et « larmes », les bassons évoquent les ténèbres dans lesquelles est plongée l'héroïne, ou encore les cuivres qui évoquent le malheur du Roi. Par ailleurs, Tchaïkovski a donné trois fonctions à son orchestre. D'abord, d'accompagner les chanteurs lorsqu'ils chantent leurs airs ou leurs ariosos. Par exemple, lors de l'arioso du roi René, les cuivres dépeignent la situation tragique du Roi. La virtuosité des violons symbolise quant à elle la passion amoureuse de Robert.
Mais cet orchestre a également une fonction descriptive ou narrative : dans la première scène, le compositeur représente musicalement le jardin à la végétation luxuriante dans lequel est enfermée Iolanta par un accompagnement pour quatuor à cordes et harpe.
Enfin, cet orchestre a aussi une fonction suggestive en devenant un acteur à part entière de l'histoire. C'est lui qui évoque l'absence de lumière à travers l'emploi systématique de vents et de timbres sombres, qui symbolise à travers les arpèges joyeux de la harpe et des violons la joie de Iolanta de voir enfin le monde qui l'entoure et le visage des êtres qu'elle aime dans la scène finale, et qui dépeint la lumière et le ciel par une montée finale dans le registre aigu des cordes à la fin de l'opéra.