En Bref
Création de l'opéra
Moïse et Aaron est un opéra en trois actes d'Arnold Schönberg, sur un livret que le compositeur commence à penser en 1926 avant de l'écrire entre 1928 et 1932. Composée entre 1930 et mars 1932 pour les deux premiers actes, la musique du troisième acte est incomplète : Schönberg travaille dessus jusqu'en 1937 sans en achever les esquisses.
Moïse et Aaron est le dernier opéra de Schönberg avec son opus 32 Von Heute auf Morgen (Du jour au lendemain) créé en 1930. Bien qu'inachevé, Moïse et Aaron est néanmoins considéré comme une pièce maîtresse dans son œuvre lyrique et a été d'une importance capitale dans sa vie. La genèse de l'œuvre, à l'heure où les mouvements antisémites montent en puissance, correspond à une période de regain d'intérêt croissant pour la religion juive, juste avant que Schönberg n'abandonne le protestantisme pour le judaïsme en juillet 1933 et émigre aux États-Unis en octobre. La composition tant littéraire que musicale de Moïse et Aaron ne constitue pas seulement une réaffirmation de la reconversion du compositeur, mais plutôt une réflexion sur la foi individuelle et immatérielle face à la pensée matérialiste dominante.
La création de Moïse et Aaron a été complexe et fragmentée en trois dates : le 2 juillet 1951, Hermann Scherchen dirige la « Danse autour du Veau d'or » au Festival de Darmstadt. Suivent deux créations, la première représentation en concert le 12 mars 1954 au Musikhalle de Hambourg, puis le 6 juin 1957 en version scénique à l'Opéra à Zurich, toutes deux dirigées par le chef d'orchestre Hans Rosbaud avec Hans Herbert Fiedler dans le rôle de Moïse. L'année 1995 marque un regain d'intérêt pour l'opéra avec les productions de Niels Peter Rudolph, Georg Tabori, Herbert Wernicke et Peter Stein. Une version dans laquelle le dernier acte a été complété par Zoltán Kocsis a été quant à elle créée en janvier 2010.
Clés d'écoute de l'opéra
Moïse et Aaron, un livret significatif chez Schönberg
Plusieurs œuvres et événements convergent vers l'écriture de Moïse et Aaron, un opéra exceptionnel dans le répertoire germanique de la première moitié du XXe siècle de par son sujet biblique. Mais ce thème, certes différent de ceux des précédents livrets utilisés par le compositeur, ne constitue pas vraiment une exception dans la production de Schönberg dans la mesure où les thèmes principaux de Moïse et Aaron se trouvent en germe dans de nombreux ouvrages du compositeur. Véritable « synthèse des ouvrages précédents » selon l'expression de René Leibowitz, le dernier opéra de Schönberg constitue autant une pièce maîtresse qu'un aboutissement dans l'œuvre du compositeur viennois. Un premier élément à noter est le choix des textes chez Schönberg, qui s'est certes converti en 1898 au protestantisme, mais qui compose en grande partie sa musique religieuse sur des textes issus de l'Ancien Testament – et, à l'inverse, aucune pièce sur le Nouveau Testament.
Pour son dernier opéra, Schönberg écrit lui-même le livret, comme il l'avait déjà fait pour La Main heureuse (Die glückiche Hand) de 1918 et pour L'échelle de Jacob (Die Jakobsleiter) de 1922. Cette dernière pièce est un oratorio inachevé composé entre 1917 et 1922 dans lequel apparaissent les thèmes des Dix Commandements et la quête de Dieu, préfigurant la trame dramatique de Moïse et Aaron. De plus, le compositeur avait dès 1923 commencé à travailler sur ce sujet avec une cantate intitulée Moïse et le Buisson ardent. Enfin, l'irreprésentable, une des notions souvent énoncées dans l'opéra, était déjà présente dans les Quatre pièces pour chœur mixte op. 27, dont les paroles de la main du compositeur trouveront un certain écho chez Moïse : « Tu ne créeras point d'image, car l'image est réductrice, limitée, elle circonscrit ce qui doit rester infini et éternel ». Tous ces éléments trouvent une nouvelle expression dans Der biblische Weg (littéralement Le Chemin biblique), une pièce de théâtre que Schönberg écrit en 1926-1927 et dont découle directement l'opéra quelques années plus tard. Ce n'est donc pas étonnant si Schönberg décide d'écrire les scènes de Moïse et Aaron d'après les livres de L'Exode (la révélation du Buisson ardent, la rencontre avec Aaron dans le désert, les deux prodiges accomplis devant le Pharaon et l'épisode du Veau d'or) et Les Nombres (désarroi du peuple et la mort d'Aaron). Toutefois, pour ce dernier épisode situé au troisième acte et dont la musique n'a pas été achevée, Schönberg s'écarte considérablement du récit biblique.
Défi dramatique et musical
Au-delà de la nature biblique de l'ouvrage, Moïse et Aaron relève justement le pari de l'intrigue spirituelle représentée sur scène en ce qu'il aborde justement « l'irreprésentable », la foi intérieure et abstraite que Moïse peine à imposer à son peuple. Ce défi est relevé grâce aux deux personnages principaux annoncés dans le titre de l'opéra. Car les autres personnages présents dans l'acte I et II n'interviennent que très peu, sont très rarement identifiés – à l'exception de l'Éphraïmite – relevant davantage d'individus se détachant d'une entité plus importante : le chœur du peuple hébreu, qui constitue à lui seul un troisième personnage. En somme, l'opéra est centré d'une part sur les deux personnages éponymes, et d'autre part sur la dichotomie entre les deux frères et le chœur, une intensité dramatique mise en relief par plusieurs types de vocalité. Le Sprechgesang (littéralement parlé-chanté, écriture matérialisée sur les partitions par les têtes de notes en croix) de Moïse, et enfin la voix chantée d'Aaron, celle qui possède justement l'aura pour convaincre le peuple hébreu, sont autant de moyens pour faire résonner le Verbe, principal mode d'action de cet opéra. Schönberg semble même jouer sur cette dichotomie entre le chant déclamé du Sprechgesang et le lyrisme du chant en les superposant dans la première scène de l'opéra, unissant ainsi ces deux opposés pour les voix divines du Buisson ardent.
Une deuxième gageure réside dans l'unité musicale de l'opéra, fondée sur une série de douze notes : la, si bémol, mi, ré, mi bémol, ré bémol, sol, fa bécarre, fa dièse, sol dièse, si bécarre, do, sur laquelle Schönberg fonde tous les thèmes de son opéra. L'élaboration d'une méthode de composition fondée sur une série de douze notes de l'échelle chromatique est le propre du dodécaphonisme, méthode de composition dont Schönberg a été l'instigateur, incarnant ainsi la « Seconde École de Vienne » avec Alban Berg et Anton Webern. Schönberg avait déjà intégré la série de douze sons dans le domaine de l'opéra quelques années avant Moïse et Aaron avec Von Heute auf Morgen (Du jour au lendemain) en 1930, sans atteindre l'unité thématique qui irrigue le développement musical de Moïse et Aaron. Ainsi, c'est véritablement avec Moïse et Aaron que le principe dodécaphonique investit l'opéra chez Schönberg, ce qui l'inscrit dans le sillage des opéras sériels que sont Lulu (1935) de Berg et Les Soldats (1965) de Zimmermann. Si la série représente sans aucun doute l'un des paramètres les moins accessibles de l'opéra, d'autres éléments comme l'écriture rythmique et chambriste de l'orchestre ainsi que les indications scéniques de Schönberg rendent cette partition éminemment complexe : l'exemple le plus frappant en est la « Danse autour du Veau d'Or » (acte II, scène 3) qui compte parmi les pages les plus marquantes de l'opéra, tant scéniquement qu'orchestralement.