En Bref
Création de l'opéra
Hippolyte et Aricie est le premier opéra de Jean-Philippe Rameau, alors essentiellement connu pour ses compositions pour clavecin et ses essais théoriques. Le compositeur peine à trouver un librettiste pour son premier ouvrage lyrique, un projet qu'il murit depuis de nombreuses années. Il écrit même en 1727 au dramaturge Houdar de la Motte une lettre restée sans réponse. Ce n'est qu'après avoir entendu le Jephté de Montéclair en 1732 que Rameau rencontre le librettiste de cet opéra biblique, l'abbé Simon-Joseph Pellegrin, et parvient à le convaincre de lui fournir un livret inspiré du Phèdre de Racine. Pellegrin est une figure importante dans le domaine des lettres : sa fonction d'abbé n'est en réalité qu'un titre trompeur puisqu'il a été suspendu par l'Église.Mais il est est récompensé à l'Académie française en 1704 et a déjà fait ses preuves dans le domaine lyrique avec des compositeurs tels que Destouches et Desmarest.
Rameau fait représenter Hippolyte et Aricie dans une version de concert à l'hôtel particulier de son mécène, Alexandre Le Riche de La Pouplinière. Dès les premières répétitions à l'Académie Royale de Musique en septembre 1733, Rameau se confronte à des difficultés pour faire exécuter sa première tragédie lyrique : chanteurs, choristes et danseurs trouvent la partition d'Hippolyte et Aricie excessivement difficile, notamment en raison de la complexité du langage harmonique mis en œuvre par Rameau. Ainsi, le désormais célèbre « Trio des Parques » (le deuxième, situé à l'acte II, scène 4) fut supprimé en raison de ses modulations complexes.
La réaction du public lors de la création du 1er octobre 1733 à l'Académie Royale de Musique de Paris fut en demi-teinte et divisa le public en deux camps. En effet, Hippolyte et Aricie est à l'origine de la première controverse de la carrière de Rameau dans le domaine lyrique, opposant les tenants de la tradition de la tragédie lyrique française (les « lullystes ») et les défenseurs des innovations musicales (les « ramistes »), sans pour autant empêcher le succès de cette tragédie qui fut représentée plus de 120 fois entre 1733 et 1767. Il faudra par la suite attendre le début du XXe siècle pour qu'Hippolyte et Aricie soit repris, d'abord à Genève en mars 1903, puis en 1908 à l'Opéra Garnier de Paris.
Avec Hippolyte et Aricie, Rameau enclenche un tournant dans sa carrière : c'est grâce à ses opéras que Rameau accède aux plus hauts postes de compositeurs officiels à la Cour de Versailles. Sur la trentaine d'ouvrages qu'il composera pour la scène lyrique, les trois tragédies lyriques qui suivent Hippolyte et Aricie (Castor et Pollux en 1737 ; Dardanus en 1739, Zoroastre en 1749) imposeront Rameau comme le véritable successeur de Lully dans ce genre.
Clés d'écoute de l'opéra
Hippolyte et Aricie : un premier opéra osé
Les débuts tardifs de Rameau dans le domaine lyrique peuvent dans un premier temps s'expliquer par une recherche approfondie du compositeur dans le domaine de la théorie musicale. L'investissement de Rameau pour ériger la théorie musicale comme une véritable science, au même titre que les mathématiques ou la physique, s'inscrit dans le mouvement intellectuel des Lumières où la recherche de la vérité prime. L'esthétique classique repose par ailleurs sur une réflexion sur l'art où les moyens (et notamment les artifices scéniques) ont une fin en soi, ce qui explique l'hédonisme dominant à partir du règne de Louis XV et la Régence. Le premier ouvrage lyrique de Rameau opère ainsi un premier défi de synthèse entre ces deux tendances dominant le XVIIIe siècle, et constitue autant une application des théories musicales élaborées par le compositeur qu'un nouveau terrain d'expérimentation en matière de composition.
Surnommé « Euclide-Orphée » par Voltaire pour qualifier de musicien-scientifique, Rameau fournit dans Hippolyte et Aricie un premier ouvrage lyrique riche en audaces musicales. Au niveau de l'harmonie, Rameau met en œuvre des procédés très modernes pour son époque tels que l'enharmonie (modulation par une note commune orthographiée différemment, par exemple do# / ré b). Le deuxième trio des Parques de l'acte II (scène 4) est représentatif de cette complexité, qui s'ajoute à une complexité rythmique de l'écriture orchestrale et à des glissements chromatiques. Les innovations musicales d'Hippolyte et Aricie sont également emblématiques du renouveau que Rameau développe à l'orchestre, notamment à travers les scènes d'orages et de tempêtes qui deviendront le domaine d'expérimentation privilégié des effets spectaculaires. Hippolyte et Aricie déclenche très vite les réactions des musiciens pour tous ces aspects inouïs, qui font dire à André Campra qu'« il y a dans cet opéra assez de musique pour en faire dix ». Dès les premières critiques, Rameau est accusé de détourner le modèle de la tragédie lyrique, genre noble représentatif de l'opéra français et dont le modèle fut institué par le compositeur Jean-Baptiste Lully et son librettiste Philippe Quinault.
La Querelle entre « lullystes » et « ramistes »
La controverse qui éclate après la création d'Hippolyte et Aricie montre encore la prégnance de l'œuvre de Jean-Baptiste Lully dans l'opéra français au début du XVIIIe siècle. Pourtant, entre la dernière tragédie lyrique de Lully (Armide, 1686) et la première de Rameau (1733 pour Hippolyte et Aricie), plusieurs compositeurs français se sont prêtés à ce genre – Marc-Antoine Charpentier, André Campra, Marin Marais – et 59 tragédies lyriques ont été créées. Que ce soit chez les successeurs de Lully ou chez Rameau, le modèle lullyste reste dominant à travers une écriture vocale fondée sur la déclamation théâtrale de la poésie. Enfin, l'irruption de l'extravagance dans la déclamation à l'opéra français, amorcée par Lully (en particulier dans le personnage éponyme de son opéra Armide de 1686), trouve chez Rameau une héritière dans le personnage de Phèdre. Son air « Quoi ! La terre et le ciel contre moi sont armés ! » (acte I, scène 7) s'inscrit dans le sillage du monologue d'Armide « Enfin, il est en ma puissance » (acte II, scène 5), véritable emblème de l'écriture à la française sous la plume de Lully.
La musique de Rameau est très vite associée par ses détracteurs au style italien, modèle opératique rival. Mais les accusations portées contre le compositeur, alors âgé de cinquante ans, et surtout l'affiliation au genre italien, se mêlent aux critiques sur la modernité de la musique de Rameau. Il est vrai que l'acte I s'ouvre sur l'aria da capo d'Aricie (une première partie A, suivie d'une deuxième partie B contrastante et la reprise ornée de A) « Temple sacré, séjour tranquille », forme caractéristique de l'opéra italien et mettant surtout en avant les capacités du chanteur à orner la mélodie d'origine. Si Rameau emploie par moments ce type de forme, l'influence de l'opéra italien reste somme toute assez superficielle dans Hippolyte et Aricie : Rameau respecte la structure de la tragédie lyrique en un prologue et cinq actes, en plus de l'ouverture à la française (partie lente – partie rapide), des divertissements dansés et des grandes scènes pour chœur : l'importance de la danse et des chœurs est une caractéristique propre à l'identité de l'opéra français, alors que l'opéra italien est alors davantage centré sur les airs solistes et est axé sur la primauté de la voix.
Rameau a été dès son premier ouvrage lyrique au centre des querelles, dès la controverse « lullystes » versus « ramistes » où il est accusé d'italianisme, avant qu'il ne soit considéré comme le parangon de la musique française en opposition à l'opéra italien pendant la « Querelle des Bouffons » entre 1752 et 1754. L'enjeu sera cette fois-ci différent, les critiques visant surtout le « tragédien lyrique français » cantonné à un genre opératique déclinant et austère, par opposition au charme mélodique de l'opéra italien. Les premières accusations d'un Rameau aux lignes vocales trop riches dans Hippolyte et Aricie seront bientôt renversées pour être tournées en critiques d'une l'écriture trop axée sur l'harmonie.