En Bref
Création de l'opéra
Autoportrait
Grand lecteur et sur les conseils d'Alfred de Vigny, Berlioz se passionne pour les mémoires de Benvenuto Cellini (Florence, 1500-1571). Il admire autant qu'il se reconnaît dans le dessinateur, orfèvre, fondeur, médailleur, sculpteur et écrivain de la Renaissance italienne. Les deux artistes (qui se pensaient tous deux incompris) étaient connus à travers l'Europe pour leurs talents et leurs tempéraments, produisant des chefs-d'œuvre avec fougue, accédant à des postes officiels et des statuts reconnus mais pour mieux tomber en disgrâce, se croyant (parfois à raison) persécutés par des complots artistiques et politiques. Berlioz rédigera d'ailleurs lui aussi ses Mémoires (publiées de manière posthume pour y dévoiler les cabales et les intrigues dont il est victime, mais aussi pour révéler les sources et les enjeux de son art). L'opéra Benvenuto Cellini permet d'ailleurs à Berlioz de traiter des rapports entre sa passion (l'art et l'amour) et son aversion tout aussi absolue (les institutions officielles) : Benvenuto Cellini doit réaliser une sculpture de Persée commandée par le Pape, ce qui suscite la jalousie de l'artiste académique Fieramosca (d'autant que celui-ci est promis à Teresa, alors qu'elle est éprise de Benvenuto Cellini). Enfin, dans ses Mémoires comme dans ses œuvres, Berlioz se représente en artiste torturé épris d'amour, exactement comme Benvenuto Cellini dans son opéra.
Opéra (comique)
Benvenuto Cellini devait être à l'origine représenté à l'Opéra Comique, mais le projet s'y voit refusé. Le compositeur se tourne alors vers l'Opéra de Paris (à l'époque nommé Académie royale de Paris et situé à l'opéra Le Peletier), mais il doit attendre le départ de Louis-Désiré Véron (directeur de 1831 à 1835 et ennemi de Berlioz). Son successeur Charles Duponchel exige que l'œuvre soit restructurée en deux actes et bien évidemment que disparaissent les dialogues parlés (forme en vigueur à l'Opéra Comique et non à l'Opéra de Paris), permettant à Berlioz de s'atteler à la composition qui durera deux années.
Échec
Benvenuto Cellini essuie un terrible et mémorable échec lors de sa création le 10 septembre 1838 à l'Opéra de Paris. Les interprètes trouvent l'œuvre trop compliquée (il y a 27 répétitions), la partition et le livret doivent être remaniés, le public n'est pas habitué à l'écriture de Berlioz, et celui-ci est victime d'une cabale. L'histoire de l'opéra en tant que genre est certes marquée par de nombreux "fours" (très mauvais accueil), mais contrairement à La Traviata de Verdi, Madame Butterfly de Puccini ou Carmen de Bizet, Benvenuto Cellini ne fera pas un retour triomphal sur les plus grandes scènes à travers le monde et même Berlioz ne sera plus le bienvenu à l'Opéra de Paris. Benvenuto Cellini n'est repris qu'en 1852 à Weimar et ce grâce au soutien de Franz Liszt, qui dirige lui-même l'opéra dans une version remaniée en trois actes avec des coupures vers la fin de la partition (Berlioz y consentant). Blessé par l'échec parisien, Berlioz attendra alors huit années pour revenir au genre lyrique, ce sera bel et bien à l'Opéra Comique cette fois avec La Damnation de Faust (œuvre pour solistes, chœurs et orchestre). Il ne reviendra à l'opéra que seize années plus tard pour deux opus coup sur coup, d'abord loin de Paris : Béatrice et Bénédict est créé à Baden-Baden en 1862. Les Troyens sont créés en deux parties (Les Troyens à Carthage en 1863 au Théâtre Lyrique de Paris, La Prise de Troie de manière posthume en 1890 à Karlsruhe). Voilà l'intégralité du catalogue lyrique de Berlioz, en y ajoutant un opéra inachevé de 1826, Les Francs-juges.
Postérité complexe
Après la création tragique de Benvenuto Cellini, puis seulement deux autres représentations (les 12 et 14 septembre), le célèbre ténor Gilbert-Louis Duprez qui tenait le rôle-titre se retire. La quatrième représentation a lieu avec un autre interprète et pour les trois représentations suivantes, seul le premier acte est interprété, associé à un ballet. Benvenuto Cellini reviendra sur scène mais à l'étranger et grâce à Franz Liszt qui fait représenter l'œuvre à Weimar en 1852 (exactement comme il avait permis que soit créé le Lohengrin de Wagner, dans cette même ville, deux ans plus tôt). La version remaniée connaît trois reprises et Berlioz retouche à nouveau son opus pour la grande scène de Londres, mais Benvenuto Cellini n'est représenté qu'une seule fois à Covent Garden (le 25 juin 1853). Les deux dernières exécutions du vivant de Berlioz ont lieu à Weimar en 1856. Les reprises suivantes n'auront lieu qu'en 1879, à Hanovre sous la direction de Hans von Bülow, puis en 1911 à Vienne. Le retour en France n'advient qu'en 1913, au Théâtre des Champs-Élysées, sous la direction de Weingartner. Il faut ensuite attendre près d'un demi-siècle : avec Nicolai Gedda dirigé par Georges Prêtre à Amsterdam en 1961, puis à Genève en 1964. Les prestations s'enchaînent alors : New York en 1965 (version de concert), Londres en 1966, Naples en 1967 (première italienne) avec Raina Kabaivanska. Enfin, Benvenuto Cellini revient dans sa première maison : à l'Opéra de Paris, en 1972.
Clés d'écoute de l'opéra
Mélange des genres
Berlioz est un admirateur passionné de littérature européenne, notamment des classiques de l'Antiquité, de la Renaissance et de Shakespeare. Comme eux, il aime mélanger les genres. Le livret lui-même est un étonnant mélange de réalité, de fiction et de cultures, d'abord parce qu'il retrace un épisode très romancé de la carrière de Benvenuto Cellini, mais aussi par le choix des deux librettistes : Auguste Barbier et Léon de Wailly dont c'est le seul texte d'opéra et qui ne sont pas spécialistes de Renaissance ni d'Italie mais de Shakespeare et de littérature anglaise (d'autant qu'Alfred de Vigny, qui avait recommandé ce sujet à Berlioz, rédige également des passages du livret). Benvenuto Cellini devait être à l'origine un opéra-comique, le résultat est donc également un mélange des genres esthétiques. Le personnage Balducci a des traits buffa (le Pape lui-même amuse quelque peu lorsqu'il s'impatiente pour obtenir sa statue) et la partition enchaîne ainsi : Carnaval, rêverie, scherzo divertissant, duo qui devient un trio lyrique, petite fugue, fugue rapide, catalogue de vins, mardi gras, pantomime, petit divertissement, tra la la, Invocation à la nature, chœur des matelots (sur une mélodie populaire italienne). La variété est poussée jusqu'à présenter d'immenses tableaux, dignes des grands opéras à la Française (comme ceux de Meyerbeer), ce qui pourrait même être une forme d'ironie de la part de Berlioz (lui qui n'en manque pas envers la grandiloquence, dans ses Mémoires comme dans les critiques qu'il rédige). Le Grand Finale n'en demeure pas moins époustouflant et haletant. Après un immense suspense, la statue est belle et bien fondue, Cellini l'offre au Pape (et il reçoit la main de Teresa), dans un chœur triomphal.
Génie orchestral
Si l'opéra Benvenuto Cellini est rare sur les scènes, en raison de ses dimensions exigeantes, son ouverture fait partie du répertoire des orchestres, tout comme Le carnaval romain que Berlioz a composé d'après des thèmes de cet opéra. Berlioz est en effet un orfèvre de l'orchestre : de l'instrumentation (choix de l'instrument le mieux adapté à chaque ligne) et de l'orchestration (leur combinaison). Son Traité d'instrumentation et d'orchestration publié en 1844 est devenu une référence incontournable. Benvenuto Cellini est un nouvel exemple de ce métier : son orchestre est fourni en cordes, bois (avec notamment petite flûte, cor anglais, clarinette basse et quatre bassons), cuivres (quatre cors, deux trompettes, deux cornets à pistons, trois trombones, un tuba), quatre harpes, percussions foisonnantes (quatre timbales, cymbales, triangle, tambour de Basque, tambour militaire, enclumes, grosse caisse, Tam-Tam) ainsi qu'un autre petit orchestre complet de scène (avec même deux guitares, l'instrument de Berlioz). Le musicien n'hésite pas à utiliser chaque instrument pour tout son potentiel. Les contrebasses ont des lignes autonomes et ne servent plus seulement à doubler dans le grave les mêmes notes que les violoncelles. Les percussions ont des solos.
Classique Romantique
Le génie orchestral, mélodique et harmonique de Berlioz lui permet d'insuffler l'âme romantique (bien plus répandue à l'époque en Allemagne qu'en France) dans les grandes formes et techniques classiques. Il met les accords, cadences, fugues et chœurs au service de sentiments passionnés. Sa science des rythmes et des instruments de l'orchestre lui permet d'impressionnantes richesses et variétés dans les combinaisons. La partition se construit également autour de thèmes musicaux (en particulier un "thème de l'amour" présenté dès l'ouverture). De même, en ce qui concerne spécifiquement le chant, il emploie à merveille la voix bel canto, valorisant ses techniques et respectant les typologies traditionnelles des voix : à une tessiture correspond un caractère du personnage (ténor héroïque, soprano amoureuse, sombres barytons, basse papale). Preuve de la maîtrise dont fait preuve Berlioz dans l'écriture lyrique, le rôle-titre de Benvenuto Cellini est créé par Gilbert-Louis Duprez (1806-1896) ténor français resté dans la légende pour avoir émis le premier contre-ut de poitrine (à Lucques, en 1831, lors de la première reprise italienne du Guillaume Tell composé par Rossini).