En Bref
Création de l'opéra
Giuseppe Verdi signe en avril 1850 un contrat avec La Fenice de Venise pour un nouvel opéra. Le compositeur propose à Francesco Piave, poète résident à La Fenice, d'adapter l'intrigue du Roi s'amuse de Victor Hugo, drame romantique français créé en 1832. Après plusieurs remaniements, le livret reçoit l'approbation des autorités vénitiennes à la fin du mois de décembre 1850 et Verdi termine son opéra au début de l'année suivante.
Le 11 mars 1851, la première représentation remporte immédiatement l'adhésion du public, notamment grâce à une distribution rassemblant de grands chanteurs (par exemple, Felice Varesi, qui avait créé le rôle de Macbeth, tient le rôle-titre). Malgré les quelques polémiques qui subsistent avec les censeurs des autres villes, Rigoletto est un véritable triomphe : l'opéra rentre au répertoire des grandes maisons d'opéras italiennes et s'exporte sur les scènes internationales. Par ailleurs, les thèmes de l'opéra sont souvent adaptés pour des formations instrumentales, comme en témoignent, parmi d'innombrables exemples, les Trois pots-pourris op. 130 (1853) d'Anton Diabelli ou la Paraphrase de concert (1857) de Franz Liszt.
Rigoletto est le premier volet de la « Trilogie populaire ». Il est suivit du Trouvère (1853) et de La Traviata (1853). Cette « popularité », vérifiée dès la création de Rigoletto et jamais démentie depuis, s'explique musicalement par une écriture mélodique accessible des airs et des chœurs, que le public retient facilement. Au-delà de l'appréciation du public, ces trois opéras ont en commun l'abandon du caractère national, la mise en avant des passions et la recherche plus poussée d'unité dramatique, qui caractérisaient les précédents ouvrages de Verdi.
Clés d'écoute de l'opéra
Genèse du livret
Pour Le Roi s'amuse (1832), Victor Hugo situe l'action à la Cour de France, avec un bouffon, Triboulet, qui a réellement existé sous Louis XII et François Ier. Rigoletto est le deuxième opéra de Verdi à utiliser une pièce de Hugo après Ernani (1844), choisissant ainsi deux pièces emblématiques du drame romantisme français et qui ont toutes deux provoqué un scandale à leur création. Si l'occasion de composer Rigoletto ne se présente à Verdi qu'à partir du mois d'avril 1850 à la signature du contrat avec La Fenice, le compositeur italien envisageait de mettre en musique Le Roi s'amuse dans un livret de Salvatore Cammarano dès le mois de septembre 1849. Verdi travaille finalement avec Piave sur un livret d'abord intitulé La Maledizione. Ce titre ne parvint toutefois pas à contourner les restrictions de la censure : l'Italie du Nord, alors sous l'autorité de l'Empire austro-hongrois, filtre toutes les critiques touchant à la royauté. Après de nombreux revirements de la censure, du librettiste, du compositeur, l'intrigue de l'opéra est finalement déplacée à Mantoue, où la Cour est gouvernée par un Duc et non un Roi. Les autorités de la censure autorisent alors enfin la représentation de Rigoletto.
Contrairement à ce que la pièce de Hugo pouvait laisser penser, l'intrigue n'est pas historique mais se focalise sur la satire d'une aristocratie décadente, d'où les nombreux assauts de la censure qui accusent autant Le Roi s'amuse que Rigoletto d'immoralité et de trivialité. Mais le livret de Rigoletto s'attache tout autant à railler les travers de l'aristocratie mantouane qu'à dépeindre les passions qui animent les personnages de l'opéra. C'est le début d'une nouvelle période compositionnelle où le compositeur, en collaborant étroitement avec le librettiste, se préoccupe davantage de l'unité dramatique à travers la musique, en redonnant notamment à l'orchestre une place centrale. Outre l'intrigue empruntée à un dramaturge français, l'influence française se retrouve musicalement. À partir de la fin des années 1840, Verdi se rend souvent en France et s'inspire de plus en plus de l'opéra français, et de Meyerbeer en particulier (meilleure justification scénique et dramatique des chœurs, mise en avant de l'orchestre, etc.).
Le début de la « trilogie populaire »
Plusieurs points communs réunissent Rigoletto (1851), Le Trouvère et La Traviata (tous deux créés en 1853) sous la bannière de la « trilogie populaire » verdienne : l'abandon du caractère national des précédents ouvrages, le caractère mélodique séduisant (qui explique cette popularité), mais également la volonté d'approfondir les portraits psychologiques ainsi que l'évolution dramatique des opéras, qui marque un tournant dans la conception opératique de Verdi.
Les ressemblances musicales entre ces trois opéras tiennent d'abord à leur conception musicale, devenue très populaire au cours des siècles. Ainsi, les thèmes musicaux de Rigoletto qui sont inscrits dans la mémoire collective sont nombreux : le chœur « Duca ! Duca ! » du deuxième acte, l'air de Rigoletto « Cortigiani, vil razza dannata » (acte II) ou encore ceux du Duc « Questa o quella » (acte I) et surtout « La Donna è mobile » (acte III), qui devient la marque du Duc durant tout le dernier acte de l'opéra. Verdi utilise de manière récurrente des rythmes de valse ou de marche, que ce soit à travers l'écriture de l'orchestre, des chœurs, des ensembles ou des airs solistes. Ces rythmes, caractéristiques des ouvrages de la trilogie, sont associés à des mélodies de facture populaire. L'air du Duc au troisième acte avait d'ailleurs tellement galvanisé le public lors de la création de l'opéra que Raffaele Mirate, le ténor qui créa le rôle du Duc, ne put chanter la deuxième strophe.
Au-delà du triomphe que Verdi connut avec ces trois ouvrages (qui fut en partie postérieure à la création pour La Traviata), c'est surtout l'émergence d'une conception dramatique nouvelle qui caractérise la trilogie. À partir de Rigoletto, Verdi poursuit davantage la recherche d'une liberté formelle (certes déjà esquissée dans ses précédents opéras) pour que chaque scène musicale évolue en respectant scrupuleusement la continuité et les ruptures dramatiques. Cette recherche d'unité dramatique s'inscrit dans une volonté de caractériser toujours plus l'évolution de la psychologie de chaque personnage : ainsi, Rigoletto est l'un des premiers opéras de Verdi à tracer des portraits aussi fins, qu'il s'agisse du personnage éponyme de l'opéra, de sa fille Gilda ou du Duc. Ainsi, les duos entre le père et sa fille (en particulier « Si, vendetta » acte II) ainsi que leurs airs respectifs – « Cortigiani, vil razza dannata » pour Rigoletto et « Caro nome » (acte I) pour Gilda, pour ne citer que les plus connus – définissent tout autant les caractères du père protecteur et jaloux que de la jeune fille partagée entre son père et le Duc, tandis que le caractère léger et pervers du séducteur s'illustre en la figure du Duc (« Questa o quella » et « La Donna è mobile »). Plus encore, le quatuor du troisième acte (« Un di se ben rammentomi – Bella figlia dell'amore ») illustre pleinement la capacité de Verdi à caractériser musicalement chaque personnage et à superposer les lignes mélodiques dans une gradation dramatiquement cohérente.
Dès l'ouverture, Rigoletto est présenté comme un opéra sombre, préfigurant les rouages des complots et des manigances criminelles (enlèvement de Gilda par des courtisans du Duc à acte II, emploi par Rigoletto de l'homme de main Sparafucile, etc.), mais surtout la malédiction qui touchera le bouffon, représentée musicalement par la répétition de do en rythme pointé. Au cours de l'opéra, l'orchestre anticipe les caractères et les desceins des personnages, que ce soit dans l'écriture de plus en plus nerveuse du récitatif du Duc qui ouvre le deuxième acte (« Ella mi fu rapita »), ou dans la scène où Rigoletto rencontre Sparafucile (« Quel vecchio maledivami ! … Signor ? », acte I). Verdi donne ainsi à l'orchestre une dimension dramatique exceptionnelle qui atteint son paroxysme dans l'illustration des atmosphères sombres de la tempête et du meurtre programmé dans le troisième acte. Rigoletto est ainsi le premier ouvrage à s'éloigner des grandes fresques héroïques et historiques qui avaient établi la popularité de Verdi – Nabucco (1842) ou encore I Lombardi (1843) – et annonce également les prémisses des grands drames psychologiques des opéras à venir, en plus du thème de la malédiction, que l'on retrouvera dans les opéras de la maturité comme La Force du Destin (1862).