En Bref
Création de l'opéra
Les origines de l'œuvre
Peu après l'échec public de sa précédente production, Djamileh, Georges Bizet est commissionné par l'Opéra-Comique de Paris pour mettre en musique un opéra dont le livret doit être écrit par Henri Meilhac et Ludovic Halévy. La commande portait sur un opéra en trois actes, correspondant à la norme des œuvres jouées dans l'institution. Bizet impose pourtant un format plus conséquent, en quatre actes. L'opéra d'origine comprend toutefois des dialogues parlés, caractéristique des opéras-comiques.
Contrairement à l'usage d'alors, selon lequel les compositeurs travaillent sur des commandes dans lesquelles le livret est imposé, Bizet a pu imposer son sujet à ses commanditaires. Celui-ci fut d'ailleurs l'objet de nombreux débats entre le compositeur, les deux librettistes et les directeurs de l'Opéra-Comique (Adolphe Leuven et Camille du Locle). Il obtient également de remanier le livret pour mettre en avant certains termes qui lui tiennent à cœur (la liberté, par exemple). Il s'investit même dans la mise en scène lors des répétitions, pour que les mouvements scéniques soient en adéquation complète avec le réalisme du livret et la portée dramatique de la musique.
Carmen dans l'œuvre de Bizet
Georges Bizet est mort trois mois après la création de Carmen qui constitue ainsi sa dernière œuvre. Une évolution sensible peut être décelée dans l'élaboration des intrigues, des orchestrations et des harmonies au fil de ses compositions lyriques : Les Pêcheurs de perles (1863), Djamileh (1872) puis Carmen (1875)
La psychologie des personnages, qui évolue sensiblement au fil de l'œuvre, est ainsi bien plus aboutie dans Carmen que dans ses précédents ouvrages. La complexité musicale est également plus importante, notamment par la juxtaposition de lignes mélodiques. Son interprétation constitua d'ailleurs un défit pour ses premiers interprètes, tant sur scène que dans la fosse.
Le contexte historique
Dans le climat politique et social morose de la période suivant la défaite de la France dans la guerre contre la Prusse, suivie de la Commune au début des années 1870, l'Opéra-Comique a poursuivi son œuvre de création lyrique, à l'inverse d'autres théâtres, et ce malgré une situation financière instable. Son objectif était alors de donner des représentations pour un public familial en quête de divertissement et de légèreté.
Dans ce contexte, le caractère grave de l'opéra de Bizet crée des tensions qui aboutiront à la démission de l'un des directeurs de l'Opéra-Comique, Adolphe Leuven, indigné par le meurtre du personnage principal.
L'accueil du public
Lors des premières représentations, Carmen connait un échec public. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois qu'une œuvre de Bizet est mal reçue, son précédent ouvrage, Djamileh, ayant connu le même sort. La critique se focalise sur l'absence de morale et la violence de l'opéra, alors même que la salle Favart est, selon Leuven, le « théâtre des familles ».
Le public est choqué par l'indécence de l'héroïne mais également par le décalage entre le genre de l'opéra, un opéra-comique, et son contenu dramatique. Les critiques musicales dénoncent, elles, les ratés ayant émaillé l'exécution musicale et la mise en scène lors de la création ainsi qu'un langage chromatique peu accessible. Paradoxalement, l'opéra connaîtra un succès fulgurant dans toute l'Europe après la mort du compositeur, et sera revendiqué comme un modèle pour les compositeurs véristes, notamment de par son réalisme dramatique ainsi que l'intensité de la passion qui anime ses protagonistes.
Clés d'écoute de l'opéra
Un imaginaire populaire
Carmen allie et mélange deux dominantes iconographiques de la musique populaire : celle de l'Espagne et celle des bohémiens dont le mot d'ordre est la Liberté. L'exotisme ainsi créé reste cependant imaginaire et reflète plus une représentation personnelle d'univers musicaux lointains créés de toute pièce par le compositeur, qu'une citation naturaliste de musiques populaires existantes.
L'hispanisme est figuré par des formules musicales caractéristiques de la danse andalouse de la Habañera (l'air « L'amour est un oiseau rebelle » en est un exemple) ou des tournures mélodiques tourbillonnantes des chants de l'auberge de Lillas Pastia, sans oublier l'évocation de la corrida à partir de l'entrée du toréro Escamillo, que Bizet renomme le Toréador (terme qui a été inventé pour cet opéra). Cet hispanisme restera comme une source d'inspiration pour d'autres compositeurs français tels que Debussy (dans certaines pièces orchestrales) ou Ravel (dans l'Heure Espagnole, par exemple).
La musique des gitans de Séville est illustrée dans l'acte 2 par des accélérations rythmiques progressives et une écriture mélodique caractéristique de la Bohème. L'air « Les tringles des sistres tintaient » est une illustration de ce style.
Enfin, Bizet intègre quelques airs de musique militaire, en les caricaturant : un chœur d'enfants singe la garde en chantant (« Avec la garde montante »), puis Carmen imite les trompettes militaires (« Taratata c'est la retraite »), exprimant ainsi son mépris de l'ordre établi.
Carmen, un Opéra-comique ?
Le genre musical de l'opéra de Bizet a été l'objet de nombreuses polémiques au fil du temps. En effet, le genre de l'opéra-comique est caractérisé par la présence de dialogues parlés, et est à l'époque considéré comme moins noble qu'un ouvrage dont le livret serait intégralement mis en musique. L'œuvre de Bizet excède pourtant le caractère léger et accessible propre à l'opéra-comique : sur un plan dramatique d'abord, par l'issue tragique de l'opéra, mais surtout sur le plan musical, par le chromatisme dominant le contrepoint qui illustre autant la passion amoureuse des protagonistes que la fatalité du Destin.
À bien des égards, l'influence de Wagner peut se déceler dans Carmen : la présence de motifs récurrents à des moments-clefs du drame, préfigurant le destin tragique de la fougue amoureuse de Don José, n'est ainsi pas sans rappeler les leitmotiven du compositeur allemand. Le philosophe Friedrich Nietzsche a d'ailleurs soutenu Carmen, cet « opéra méditerranéen », suite à sa rupture avec l'œuvre de Wagner. Néanmoins, l'inspiration musicale populaire ainsi que les deux rôles parlés (Lillas Pastia et un guide) rattachent l'œuvre au genre de l'opéra-comique, et viennent éclairer la noirceur du livret.
Pour représenter Carmen en dehors des salles d'opéra-comique, les dialogues parlés ont été retranscrits en récitatifs, composés par Ernest Guiraud après la mort de Bizet, afin que l'opéra soit intégralement mis en musique. C'est cette version qui est aujourd'hui la plus régulièrement représentée.
Carmen, la femme fatale
Carmen sort des conventions dramaturgiques en mettant au premier plan une héroïne exceptionnelle, archétype de la femme libérée, qui va à l'encontre des codes traditionnels des personnages opératiques. Elle résume ainsi son idéal, en chœur avec ses compagnons : « Comme c'est beau la vie errante, pour pays l'univers et pour loi sa volonté, et surtout la chose enivrante, la Liberté ! » (acte 3). Cette indépendance la plus totale a fortement choqué le public du XIXe siècle.
Bien que l'image d'une héroïne gitane, cigarière et sulfureuse ait particulièrement choqué le public du XIXe siècle, ce personnage de « femme fatale » se transpose plus facilement dans une époque contemporaine.
Sur le plan vocal, le rôle de Carmen compte parmi les rares rôles de mezzo-soprano de premier plan et se caractérise par une tessiture très étendue, où le timbre médium se prête à la séduction et la langueur du personnage, illustrant la large palette des sentiments de l'héroïne. Le personnage de Carmen n'est pas sans rappeler Dalila, l'héroïne de Samson et Dalila (1877) de Camille Saint-Saëns, une autre séductrice du répertoire français, également interprété par une mezzo-soprano.