En Bref
Création de l'opéra
Un opéra patriotique
La fille du régiment est un opéra comique en 2 actes composé par Gaetano Donizetti (1797-1848) entre 1838 et 1840 sur un livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges (connu sous le nom de Henri de Saint-Georges) et Jean-François Bayard. Pour leur livret, les deux hommes ne sont pas partis de sources préexistantes, mais ont inventé de toute pièce l'histoire d'amour d'une vivandière et d'un Tyrolien dans un environnement militaire.
À partir de 1830, la mode dans les théâtres parisiens est à l'épopée impériale à travers la mise en scène des campagnes napoléoniennes. Cet engouement pour Napoléon Ier reprend de plus belle en 1840 lorsque les cendres de ce dernier sont déposées aux Invalides. Le sentiment patriotique, alors au plus haut, est nourri par la décadence de l'Empire ottoman qui pousse Louis-Philippe Ier à former une alliance avec ses voisins, l'Angleterre et l'Allemagne, pour empêcher toute déclaration de guerre.
À ce contexte politique et social favorable s'ajoutent les conditions propices du lancement de la carrière parisienne de Donizetti : Bellini est mort, Rossini a pris sa retraite et les carrières de Verdi et Meyerbeer ne sont pas encore tout à fait lancées. Ainsi, le compositeur, arrivé d'Italie en 1838 pour fuir la censure napolitaine, est l'un des seuls compositeurs de très grande renommée en activité. Ainsi, en 1840, tout est réuni pour qu'un opéra mettant en scène une jeune fille patriotique fût un triomphe, mais une mauvaise représentation et de fortes critiques dans la presse quant à la qualité du livret n'a pas permis à Donizetti de profiter de ce contexte favorable.
Une création ratée
La fille du régiment a été créée à l'Opéra Comique de Paris le 11 février 1840 dans la salle de la Bourse. Mais les représentations se passent mal à cause du rôle-titre de Tonio qui chante faux. À cela s'ajoutent les critiques assassines de Berlioz dans Le Journal des débats, quant à la mauvaise qualité du livret.
Pourtant écrit par l'un des librettistes les plus prolifiques du XIXe siècle et disciple de Scribe (Henri de Saint-Georges) en collaboration avec Jean-François Bayard, le livret enchaîne pour Berlioz les défauts de construction, les raccourcis dramaturgiques malheureux (comme la volte-face de la marquise à la fin de l'opéra pour que l'œuvre se termine bien), le mauvais style et les caractères stéréotypés (notamment celui de Sulpice).
Le critique et compositeur admet cependant la richesse des combinaisons d'incidents comiques, la justesse des scènes semi-sentimentales et les dialogues habilement coupés. Berlioz reconnaît le génie de Donizetti à donner un intérêt au texte et salue sa manière de dépeindre musicalement les « couleurs locales ».
La postérité
Malgré des débuts hésitants, l'opéra obtint un succès honorable et reste au répertoire de l'Opéra Comique jusqu'en 1842. Il fera même l'objet d'une adaptation en langue italienne pour la Scala de Milan en 1841. Mais il faut attendre le 22 juin 1848 et la création du rôle de Marie par Mlle Lavoye pour que La fille du régiment rencontre enfin le succès mérité.
Avec son patriotisme affiché, cette œuvre devient incontournable sous le Second Empire. Elle devient même l'œuvre la plus représentée sous la Troisième République lors des célébrations de la prise de la Bastille, les soirs de 14 juillet.
Enfin, l'un des attraits les plus puissants de l'œuvre, l'insolence de la fille par rapport à la mère, a largement inspiré Offenbach dans sa création de l'opérette française.
Clés d'écoute de l'opéra
Une pièce de théâtre en musique
Comme tous les opéras comiques, La fille du régiment alterne les dialogues parlés avec des moments chantés. Les scènes dialoguées ont plusieurs fonctions : faire avancer l'intrigue ou préparer l'action se produisant durant les chants (Donizetti s'éloigne en effet des canons du genre en faisant aussi avancer l'action durant les chants), mais aussi de caractériser les personnages par leurs actes et leurs paroles ou encore de provoquer l'émotion à travers des coups de théâtre ou des scènes de farce. Ils peuvent enfin dépeindre les couleurs locales en émaillant leur discours de signaux réalistes qui délimitent le lieu et le temps de l'action. Par exemple, l'acte II commence par une série de scènes dialoguées qui ont pour but de dresser trois caricatures du monde de convention hypocrite auquel la Marquise appartient et qu'elle a imposé à sa fille retrouvée, Marie : la cupidité des nobles négociatrices, la sophistication du monde noble et la morale naïve et aveuglée par un conformisme social.
Ainsi, la réussite de l'opéra est assurée par le maintien de la tension dramaturgique lors des dialogues qui occupent d'ailleurs plus de la moitié de l'œuvre (quand ils ne sont pas coupés par les metteurs en scène). Si l'on mettait de côté la difficulté technique de la voix de Marie, cette disproportionnalité en faveur des dialogues pourrait amener à identifier La fille du régiment comme une pièce de théâtre avec de la musique plutôt que comme un opéra comique.
Pour garantir l'unité dramaturgique, les auteurs utilisent différents procédés mélodramatiques. Tout d'abord, ils mettent en parallèle deux récits entrecroisés sur fond de conflit de classes, avec d'un côté l'aveu de la Marquise qui a autrefois abandonné son enfant, et de l'autre Marie qui se trouve propulsée dans un monde qui lui est totalement étranger. Ainsi, d'un côté l'intrigue joue sur la culpabilité et la honte d'une mère (elle cache son véritable lien de parenté tout au long de l'opéra sauf lors d'un bref entretien avec Sulpice), et de l'autre, la souffrance de la séparation et la nostalgie d'un temps révolu ressentis par Marie.
Comme dans tout bon finale d'un premier acte, la situation qui semblait s'être stabilisée ne l'est plus (Marie quitte le monde du régiment, alors que Tonio vient de s'engager pour elle), et après le temps de la reconnaissance (entre Marie et Tonio) vient celui de la séparation. Dans la romance de Marie (finale, acte I) transparaît la métaphore du drame humain où les protagonistes, écrasés par le malheur, sont projetés sous les feux de la rampe. La romance normalement de nature introspective devient mélodramatique.
La scène et ronde du régiment de l'acte I constitue le numéro le plus hétéroclite de l'opéra au niveau musical (association de récitatifs accompagnés, ariosos et petits morceaux) et contient un véritable catalogue des divers procédés mélodramatiques propres aux opéras comiques : la reconnaissance, le coup de théâtre, la couleur locale, la pantomime, l'action d'un personnage collectif (chœur des soldats) et la description de l'action.
Une nouvelle dramaturgie
Dans son opéra comique, Donizetti ne se cantonne pas à une simple alternance entre dialogues parlés et numéros chantés. Il utilise le procédé de parlato que l'on pourrait assimiler à un genre de conversation en musique et qui consiste à superposer un accompagnement orchestral riche à un dialogue en style récitatif. L'indépendance des parties produit une synthèse entre la nécessité de faire de la musique et le réalisme du récitatif (comme dans la scène de la leçon de musique).
Donizetti renforce la cohésion dramaturgique de son œuvre en intégrant le chant à l'action, comme lors du duo entre Marie et Sulpice à l'acte I, où l'arrivée du personnage principal est un événement dramaturgique assez important pour justifier l'irruption de la musique. Il s'agit ici de mettre en valeur le personnage de Marie et de la présenter comme une jeune femme jolie, courageuse, patriote et simple.
Il existe deux types de chants dans cet opéra : le chant de convention (le personnage chante effectivement dans la pièce) et le chant de réalisme. La leçon de chant de l'acte II est bâtie sur la coexistence de ces deux types de chants que l'on différencie grâce à une dramaturgie du matériau (accompagnement d'un piano déguisé en clavecin contre les « rataplan »), les registres de chant (mélodique contre parlato) et la caractérisation musicale des deux mondes (ornements contre chants simples).
L'usage de couleurs locales permet à la fois de localiser l'action et de caractériser les personnages. Dans l'ouverture, la réutilisation à la manière « pot-pourri » de la ronde du régiment permet d'instaurer le ton militaire de l'opéra. Quant aux « rataplan », au-delà de provoquer une jubilation percussive, ils permettent l'établissement de la couleur locale militaire (par opposition à celle des aristocrates qui domine le second acte). Les onomatopées des voix chantées sur le même rythme symbolisent les bruits de guerre, mais ils ont également pour but d'évoquer le caractère héroïque des personnages des soldats, de Marie et de Sulpice.
Un mélange des genres
Fidèle à l'esprit de l'opéra comique, dans La fille du régiment, c'est l'esprit vaudeville qui domine à travers la superposition des actions qui se manifeste surtout dans l'absence de véritables moments solistes. En effet, tous les numéros « solos » (comme la cavatine de Tonio et la romance de Marie dans le finale du premier acte) sont interrompus par des interventions brèves d'autres personnages au cours d'un air (interruptions que l'on appelle perticchini). Les librettistes aussi jouent avec les conventions du genre en intégrant une double lecture de leur texte à travers des allusions subtiles aux conventions dramatiques du genre.
Au niveau musical, Donizetti s'est détaché de ses influences italiennes pour écrire dans le style de l'opéra comique français, comme en atteste le trio de l'acte II avec sa mélodie accompagnée soutenue par des pompes orchestrales (ou des figures de basse mécanique, c'est-à-dire répétitive), des rythmes de danse stylisés et un ambitus vocal (écart entre la plus haute note et la plus basse note du chant) resserré qui exclue toute virtuosité acrobatique.
Pour varier les artifices musicaux, Donizetti intègre dans son opéra d'autres conventions comme celui du grand opéra historique ou du bel canto italien. Dans la lignée du premier, l'opéra commence par un événement politico-militaire : celui des troupes françaises qui avancent. Musicalement, cette introduction a des inflexions de Meyerbeer avec ses canons, ses tambours et son usage de litanies. Cette analogie se vérifie également dans l'écriture musicale contrastante entre le héros et la foule (comme dans le finale de l'acte I) rendue possible par une dramaturgie du matériau instrumental, c'est-à-dire par une nette association de timbres orchestraux avec le héros ou avec la foule. Enfin, l'influence du bel canto italien qui est particulièrement remarquable dans le traitement vocal du personnage de Marie. Dans sa romance (finale, acte I), Marie se transforme en héroïne bel cantiste qui dialogue avec l'instrument qui exprime le mieux la mélancolie : le cor anglais. De même, dans son unique air du deuxième acte ("C'en est donc fait"), le personnage de Marie est traité de manière bel cantiste avec l'apparition de vocalises et de trilles, un port de voix (remplissage par la voix de l’écart entre deux notes) entre les différentes phrases mélodiques et des lignes vocales très expressives.