En Bref
Création de l'opéra
Une création triomphale
La Veuve joyeuse (Die lustige Witwe) est une opérette en trois actes du compositeur autrichien d’origine hongroise Franz Lehár (1870-1948) datant du XXème siècle. Le livret, écrit en langue allemande par Viktor Léon et Leo Stein, s’inspire de la comédie en trois actes d'Henri Meilhac, L’attaché d’ambassade, créée au Théâtre du Vaudeville à Paris en octobre 1861. La création triomphale de cette opérette a eu lieu le 30 décembre 1905 dans l’un des théâtres historiques de Vienne où le compositeur était en poste depuis 1901, le Theater an der Wien. Le contexte de création de La veuve joyeuse explique son succès. Au début du siècle, tous les grands compositeurs d’opérette sont morts (en particulier les Johann Strauss père et fils), laissant la place à une nouvelle génération talentueuse qui prend des risques. La manière dont Franz Lehár a hérité du livret illustre d’ailleurs parfaitement cette époque de transition. En effet, Léon et Stein avaient d’abord proposé leur livret au compositeur autrichien Richard Heuberger (1850-1914), mais les deux auteurs n’ont pas été convaincus par les premières esquisses musicales. Ils décident alors de se tourner vers le jeune et prometteur Franz Lehár et lui donnent la chance d’écrire la musique d’un texte d’opérette de très bonne qualité contenant une succession de situations intéressantes, une combinaison parfaite entre la romance et une atmosphère de fête ainsi qu’un équilibre entre la réalité et la fiction. Enfin, dernier élément qui a favorisé le succès de cette opérette : la faillite du théâtre qui a entraîné l’arrivée de sang neuf parmi les chanteurs et les musiciens de l’orchestre. L’absence passagère d’unité et de cohésion dans la troupe et chez les musiciens a permis à Lehár d’asseoir relativement facilement son autorité et d’imposer ses choix musicaux et sa musique.
Différents pays et enjeux
L’histoire de l’opérette elle-même est cocasse et procède d’un même principe, puisque la pièce française de Meilhac a été adaptée et mise en musique par Franz Léhar en allemand, avant de revenir en France dans une traduction… Parcours qui n’est pas anodin : Paris est pour Léhar et ses librettistes un phare politique. La pièce autrichienne de 1905 comporte en effet un second niveau satirique se référant au suffrage universel et au gouvernement autrichien. Les nombreuses allusions étaient très explicites pour les contemporains du compositeur ; celles-ci ne sont bien sûr plus du tout d’actualité. Par ailleurs, l’opposition entre la modernité, la liberté et le conservatisme bourgeois transparaît entre les deux couples, Missia-Danilo et Nadia-Camille. Missia, qui est courtisée pour sa fortune, souhaite affirmer sa personne et sa féminité. Danilo, longtemps partagé entre son amour et sa mission politique, s’incline devant le progrès et l’amour. L’Acte III se déroule dans le symbole de la liberté, un cabaret de la Ville-Lumière, et non à Vienne (le Pontévédro de la pièce). Le mariage est pour Danilo « un point de vue très dépassé » et Missia vote pour « la manière parisienne où chacun vit sa vie » (Acte II). En 2020, aurait-il été intéressant d’apporter davantage de satire renvoyant à notre époque « confinée » ? Mais le public n’attend-il pas au contraire un moment d’évasion ? La version française des librettistes Flers et Caillavet, qui a été préférée, provient indirectement de la pièce de théâtre d’Henri Meilhac, dont les enjeux étaient tout autres.
L’opérette viennoise
Apparue en France au milieu du XIXe siècle, l’opérette est un genre musical mêlant comédie, chant et danse. Elle puise ses origines notamment dans le vaudeville théâtral français auquel elle a emprunté son sens de l’intrigue et du quiproquo, mais aussi dans le Singpiel allemand où elle puise son mélange de dialogues parlés et chantés et enfin dans les opéras comiques populaires créés lors des foires de Saint-Germain et de Saint-Laurent à Paris au début du XIXe siècle auxquels elle emprunte le savoir-faire musico-dramatique. Les opérettes sont des œuvres lyriques légères (autant dans la musique que dans le sujet) d’ambiances joyeuses et d’humeurs parodiques qui s’adressent à un auditoire large. Elles sont souvent des satires sociales et politiques où sont mis en interaction des personnages types comme celui du mari fugueur, de la soubrette délurée, du soupirant que l’on prend pour un autre ou de l’épouse fidèle injustement soupçonnée.
Ce genre « français » dont Offenbach a fixé les canons musicaux s’est très rapidement exporté aux autres pays d’Europe et notamment en Autriche, à Vienne. L’adaptation viennoise du modèle français se caractérise par la place importante laissée à la valse viennoise joyeuse, charmante ou sentimentale dans une atmosphère d’effervescence et de fêtes bourgeoises. Mais d’autres différences distinguent les opérettes françaises et viennoises, leur sujet notamment. En effet, contrairement à son homologue français, l’opérette viennoise n’est pas en premier lieu une satire sociale, mais plutôt une critique subtile de la société autrichienne, de son conservatisme et de ses excès. Ainsi, les opérettes viennoises mettent souvent en scène l’ascension sociale d’un personnage au sein d’une société bourgeoise et bien-pensante. Au tournant du siècle, en Autriche, ce genre léger se charge d’un nouveau message artistique et devient le médiateur de la modernité intellectuelle et sociale où les auteurs des livrets tentent de s’affranchir des conventions sociales en prônant la liberté de penser et de se comporter. Dans La veuve joyeuse, les allusions politiques sont nombreuses et dénotent des préoccupations contemporaines, comme celui du débat sur le suffrage universel (acte I).
Clés d'écoute de l'opéra
La structure dramatique
La veuve joyeuse (Die lustige Witwe) souffre des mêmes préjugés que toutes les œuvres légères : elle semble être simple et ne renfermer aucune originalité. Pourtant, Lehár propose une nouvelle structure dramaturgique où le choix entre un dialogue parlé, un récitatif accompagné ou sec, une chanson ou une danse dépend entièrement de la situation. Autrement dit, du texte. La rapidité du rythme dramaturgique et le foisonnement des quiproquos dicte à Lehár une nouvelle manière d'enchaîner les différents types de situations où, sans abandonner la division en numéro, il compose une musique toujours renouvelée qui traduit les divers plans de la mise en scène (voire le finale du premier acte avec ses moments intimes, ses apartés, ses scènes de groupe, ses entrées et ses sorties, ou encore ses mouvements de foule) et favorise le développe d'une action ininterrompue. Sa maîtrise musicoscénique se remarque aussi dans la chanson de Vilja (acte II) qui est chantée par Hanna à des fins théâtrales : à savoir mettre en valeur la voix présumée jolie de la maîtresse de maison. Enfin, à l'échelle de l'œuvre, c'est l'enchaînement de situations burlesques, de quiproquos en série et manipulations subtiles qui donne à La veuve joyeuse son caractère vaudevillesque, où le comique côtoie l'absurde. Les quiproquos sur l'éventail, à l'acte II, où Danilo interroge toutes les femmes mariées et les accuse d'avoir une liaison, en sont un exemple. Elles se trahissent toutes en donnant le nom de leur amant, qui n'est jamais celui que Danilo cherche.
Une musique de rythme
Comme toutes les opérettes viennoises, la partition de Lehár peut être réduite à une suite de danses contrastantes. Ainsi en apparence son œuvre ne propose pas d'avancées majeures pour le genre : il s'agirait simplement d'une musique très bien écrite et qui charme nos oreilles. Mais une analyse profonde de la partition révèle les ficelles de son art. Au niveau musical, le principal danger de ce genre reste la monotonie auditive où les danses se succèdent et finissent par toutes se ressembler. Pour renouveler l'intérêt de l'auditeur, Lehár passe subtilement d'une danse à l'autre au sein d'un même numéro grâce à des modulations raffinées à l'orchestre. Ainsi, dans La veuve joyeuse, le chromatisme n'est pas d'expression (pour souligner un mot ou évoquer quelque chose), mais plutôt de modulation (la musique suit des règles précises plutôt qu'elle n'appuie le texte).
Le compositeur se sert également des ruptures de rythmes et de tempos entre les danses, ainsi que d'une orchestration toujours changeante pour donner leur pleine expressivité à ses mélodies simples et charmantes. Le finale du premier acte est un bel exemple de cette musique toujours inédite. Fidèle à la particularité de l'opérette viennoise, l'intérêt de la musique ne se trouve pas tant dans les mélodies que dans le rythme des différentes danses traditionnelles, comme la valse, la polonaise, la polka ou la mazurka, mais aussi du lied (voir chanson de Danilo, acte I), de la barcarolle (voir romance de Camille, acte II) et des danses folkloriques comme dans la chanson de Vilja au début de l'acte II. Cette soumission de la mélodie sur le rythme est très flagrante lors des ensembles où tous les chanteurs y compris ceux du chœur chantent le plus souvent à l'unisson comme dans la chanson des grisettes au début de l'acte III.
Une orchestration subtile
Au-delà d'interpréter les danses, l'orchestre de Lehár dépeint les environnements des situations en évoquant par exemple les Balkans dans la chanson de Vilja (acte II) avec des intervalles orientalisants ou encore Paris avec une musique de cancan dans la chanson des grisettes (acte III). Ce rôle d'illustrateur des environnements se remarque particulièrement lors des passages parlés où l'orchestre représente le fond sonore perpétuel de la fête comme lors du face-à-face entre Hanna et Danilo à la fin de l'acte II. D'une manière plus globale, Lehár est un orchestrateur de génie qui fait une utilisation très intéressante des bois (souvent répliques des chanteurs) et des percussions, abandonnant de ce fait l'hégémonie des cordes dans le style de l'opérette. Lehár utilise également les timbres à des fins strictement théâtrales comme celui du chœur dans la chanson de Vilja qui chante les mélismes (sur des « ah) caractéristiques des musiques slaves. Ou encore dans la romance de Camille à l'acte II, où certains instruments évoquent les mots prononcés : la flûte pour « l'aurore », « les bourgeons » avec le hautbois et la « brise » avec des arpèges montantes et descendantes aux cordes.