The Lighthouse à l'Athénée, une œuvre phare
La remarquable collaboration des artistes responsables du plateau construit, simplement, un univers. La mise en scène d'Alain Patiès avec la scénographie épurée de Laure Satgé et Valentine de Garidel dans les lumières remarquables d'évidence ludique de Jean-Didier Tiberghien donne un grand mouvement au plateau immobile et concis. L'univers est campé, par une voile, une table, deux chaises et le squelette d'un phare avec les premières marches de son escalier. À la base de cette construction, la lumière du phare tournoie à travers une paroi circulaire de verre opaque rendant très bien l'effet, transformant les spectateurs en marins angoissés de rejoindre le rivage grâce à ce guide lumineux.
Trois marins en grands cabans et casquettes s'avancent à la barre des témoins pour relater la mystérieuse disparition des trois gardiens de phare, qu'ils venaient ravitailler. Ces premières interventions vocales sont en homorythmies : un "même rythme" très riche qui souligne d'emblée la vitalité de cette partition. L'opéra est porté par cette énergie rythmique, des contre-temps accentués et enchaînements de tempi. L'importance de ce paramètre saute d'ailleurs aux yeux des spectateurs avant même le début de la représentation : il suffit de jeter un regard dans la fosse pour constater l'importance de la partie rythmique puisque la percussionniste monopolise la moitié de l'espace avec ses timbales, cymbales, grosse caisse, tambours, gong, marimba, glockenspiel et une multitude de baguettes et mailloches. Le reste du petit orchestre de l'Ars Nova ensemble instrumental dirigé par Philippe Nahon n'est pas en reste. Le filé des flûtes répond aux glissandi grinçants des cuivres, le tout sur un roulement de timbale qui fait du bateau une galère. La place parmi l'orchestre est à ce point comptée, que le cor joue depuis le premier étage, à côté de spectateurs qui ont alors l'occasion de constater combien cet instrument peut être sonore.
The Lighthouse par Alain Patiès (© Jean-Didier Tiberghien)
La fosse soutient le plateau vocal. Cet opéra moderne s'émancipe certes de la tonalité, les instruments ne doublent pas les chanteurs en jouant les mêmes notes qu'eux, mais ceux-là donnent à ceux-ci des appuis tout aussi essentiels : rythmes, accents, contre-chants, parallélismes, et surtout effets sonores (souple, flûté, doux, tonique, grinçant, allégé). Encore plus vibré que chanté, le ténor Christophe Crapez rejoint rapidement la dernière note de chaque ligne pour y déployer sa sinusoïde. La partition lui demande fréquemment des passages en voix de tête, ils sont brusqués avant que la voix de fausset ne trouve son placement. Le baryton sonore Paul-Alexandre Dubois a une voix de timonier, bien charpentée et ancrée dans le grave d'où il tire ses résonances placées. Nathanaël Kahn n'est peut-être pas la basse la plus sonore qui soit, mais il déploie une aisance remarquable dans l'aigu avec l'articulation en anglais d'un chanteur de Britten.
Nathanaël Kahn, Paul-Alexandre Dubois et Christophe Crapez dans The Lighthouse par Alain Patiès (© Jean-Didier Tiberghien)
Les trois marins ravitailleurs témoins enlèvent leurs cabans et ils deviennent ainsi les trois gardiens de phare. Mais ces gardiens sont déjà condamnés, les trois témoins nous l'ont déjà annoncé : la lumière sera automatisée, la porte murée. Ces gens-là se débattent et souffrent pour rien, ils sont voués à disparaître (métaphore de la condition humaine, universelle). Le drame se développe avec les humeurs de ces gardiens enfermés, isolés. Le huis clos est de plus en plus oppressant, les effets délétères de la promiscuité forcée se font ressentir (et entendre). Pour conserver le calme et un brin de raison, les gardiens s'occupent, se distraient. Avec des danses balourdes, ils chantent des airs folkloriques, accompagnés du banjo, du crin des violons ainsi que de cuillères en bois et claquements de cuisses pour percussion. L'air folklorique dérive vers un air de crooner avec piano désaccordé, d'un ridicule réjouissant. La frontière est ténue, pour ces hommes enfermés, entre la distraction et la folie. Le ténor et le baryton jouent des coquillages aux cartes, tandis que le basse monte au phare et prône un prêche culminant dans un délire mystique en l'honneur du "veau d'or plein d'yeux". Le baryton manipule avec vigueur et force obscénités une marionnette au bout d'un bâton (rappelant l'un des aspects de la frustration pour ces hommes loins de tout). Le jeune mystique le morigène alors d'un hymne religieux claironnant et rebondissant avec le tambourin, les deux autres gardiens lui répondant par de sarcastiques voix et chansons d'enfants de chœur (le ténor y montre une aisance particulière). Les gardiens allument des lumières clignotantes, comme autant de SOS. La lampe même du phare déraille vers un stroboscope et les trois veilleurs disparaissent, "emportés dans l'ombre par les fantômes de la mer".
The Lighthouse par Alain Patiès (© Jean-Didier Tiberghien)
Pour disparaître, les trois gardiens ont simplement remis leurs cabans, ils sont un nouveau trio qui prend la relève. Ils bouclent la boucle jusqu'à leur propre disparition, prochaine (annoncée par une fin en crescendo sonore et lumineux, le phare aveuglant, prêt à éclater, disparaître et provoquer d'innombrables naufrages).
Réservez ici vos billets et embarquez pour ce mystérieux phare écossais !