Tableaux vivants de la Passion selon Saint Jean à l’Église Saint-Roch
Sous les dorures et sculptures ostentatoires, la nef de l'église est comble pour accueillir l'une des Passions de Jean-Sébastien Bach, œuvre parée d'un tissu dramatique surprenant et inspiré de l’Évangile écrit par l'un des disciples les plus proches du Christ. Ce concert, ou plutôt cette grande fresque musicale ne pouvait pas mieux tomber en cette Semaine Sainte. D'ailleurs, les indications placardées à toutes les portes d'entrées prient bien de ne pas applaudir à cette occasion. Cela n'empêche pas quelques-uns d'acclamer par trois fois l'entrée des musiciens, en dépit des nombreux « chut ! » et autres grommellements qui fusent. Enfin, s'élèvent les premières notes aux cordes, déjà teintées de tristesse.
Non loin de Jérusalem, il y a deux mille ans, Jésus passe ses derniers moments avec ses disciples dans le Jardin de Gethsémané. Judas, l'un de ses disciples s'avance avec une cohorte de gardes, prêt à le livrer pour quelques pièces d'or. Un marché en discordance avec la personne de Christ glorifiée par le chœur dès l'ouverture. La Cappella Amsterdam rayonne de justesse dans ses montées en imitation teintées de figuralismes sur les paroles « Herr, unser Herrscher » (Seigneur, notre Maître). Dans toute sa parcimonie, Daniel Reuss dirige de la main, avec son calme et sa précision déjà remarquables lors de son interprétation du Kanon Pokajanen d'Arvo Pärt, à l'Oratoire du Louvre en novembre dernier. Placé entre son chœur et l'Orchestre du XVIIIe siècle, il signifie pléthore d'indications en guidant d'un simple geste du doigt, offrant ainsi détente et exactitude à ses musiciens.
Thomas Walker incarne un Évangéliste au dynamisme dramaturgique étonnant. D'une élocution parfaitement nette, il narre de manière vivante les épisodes directement tiré des récits bibliques. Toujours en style récitatif, ses interprétations plongent l'auditeur dans le cœur de l'action. Bien moins représenté vocalement tout en étant omniprésent, le personnage de Christ est rendu marquant par la basse française Benoît Arnould. Naturel autant dans sa posture grave que dans son matériau de voix quelque peu granuleux, il parvient à rendre son personnage parfaitement humain et sensible. Ainsi paraît Christ devant le traître Judas et les soldats, mais aussi devant le tribunal des chefs juifs.
Benoît Arnould (© Antoine Monfajon)
Tandis que les chorals (pour chœur) renvoient à l'expression de la foi chrétienne, les airs pour solistes sont des temps introspectifs qui font écho au cœur du fidèle, se faisant lui-même acteur extérieur de la Passion du Christ. Le premier air est réservé à l'alto et interprété par le jeune contre-ténor Daniel Elgersma qui se distingue par son timbre pointu dans « Von den Stricken meiner Sünden mich zu entbinden » (Afin de me délivrer des chaînes de mes péchés, mon Sauveur se fait enchaîner). À la tristesse et l'amertume succède l'allégresse, presque incongrue, illustrée par la voix angélique de la soprano britannique Carolyn Sampson. Dans l'air « Ich folge dir gleichfalls mit freudigen Schritten » (Moi aussi, je te suis d'un pas allègre), elle évoque les sentiments de Pierre, le disciple zélé qui choisit de suivre Jésus alors qu'il est mené chez les pharisiens.
Daniel Elgersma
Mais Pierre est bien vite rattrapé par son ego, et tel que l'a prophétisé Jésus, succombe à la tentation et le renie, sous les accusations fusant de toute part et susurrés par la turba, la foule, presque toujours représentée par le chœur : « Bist du nicht seiner Jünger einer ? » (N'est-tu pas l'un de ses disciples ?). Le chœur se fait frénétique, laissant Pierre pleurer amèrement sa trahison. La lamentation intérieure du disciple sort de la bouche du ténor Stuart Jackson. Malgré sa surprenante prestance physique, ce dernier est convainquant dans l'air larmoyant « Ach mein Sinn, wo willst du endlich hin, wo soll ich mich erquicken ? » (Ah mon cœur, où donc veux-tu aller à la fin, où trouverais-je le réconfort ?).
Le lendemain de son arrestation, Jésus comparaît devant Ponce Pilate, le gouverneur de la Judée incarné par la basse allemande André Morsch. Ce dernier joue un gouverneur désintéressé et distant comme l'a été le personnage qui « s'est lavé les mains » du sort de Jésus, laissant le peuple et les chefs juifs décider à sa place. Au chœur en furie, il répond d'une voix ferme au timbre opératique. L'émotion va croissant pour l'auditoire suspendu aux lèvres de Stuart Jackson encore plus émouvant, décrivant les souffrances de Christ et ce qu'elles signifient dans l'air « Erwäge wie sein blutgefärbter Rücken in allen Stücken dem Himmel gleiche geht ! » (Vois combien son dos ensanglanté est semblable en toutes choses au ciel !). Ses longues tenues s'accompagnent de son expressivité saisissante, ses yeux se levant vers le ciel.
Cappella Amsterdam et Orchestre du XVIIIe siècle (© Annelies van der Vegt)
Christ condamné est à présent chargé d'une croix et se dirige vers Golgotha. Ce chemin de souffrance questionne la foule présente, qui, en contre-chant avec la basse se demande où aller sur un rythme incisif : « Wohin, wohin? ». L'auditeur les suit des oreilles jusqu'au pied de la croix où Jésus est crucifié. Épuisé, celui-ci prononce ses dernières paroles : « Es ist vollbracht » (Tout est accompli), reprises par le chant de Daniel Elgersma, semblable à celui d'un ange. Placés entre une croix du Christ crucifié suspendue au mur de l'édifice et d'un vitrail coloré représentant la crucifixion, les auditeurs ne peuvent mieux « vivre » et se représenter la Passion. Aux derniers soupirs de Christ, tout se bouscule : les cordes s'agitent et courent de l'aigu vers le grave pour illustrer la déchirure du voile du temple de haut en bas. Comme venu d'un autre monde, le vibrato fin et aéré de Carolyn Sampson résonne à nouveau dans une ligne qui coule comme les larmes contenues dans les paroles chantées : « Zerfliesse, mein Herze in Fluten der Zähren » (Que mon cœur se fonde dans des flots de larmes). Ses aigus célestes qui donnent le frisson font entrer l'auditeur dans le mystère de la Passion du Christ.
Promesse de sa résurrection et de la joie à venir, le chœur panse les oreilles d'un choral serein, préparant la louange éternelle : « Herr Jesu Christ, ich will dich preisen ewiglich ! » (Seigneur Jésus-Christ, je te louerai éternellement !)