Anatomie d’une chute (dans la Volga) avec Kátia Kabanová à Liège
La mise en scène d’Aurore Fattier offre un monde à trois temps (passé présent futur), qui s’agite devant le public de Liège. Figure d’un combat entre nature et culture, l’opéra de Leoš Janáček déploie sa brillance sous la direction musicale de Michael Güttler.
De la Volga à la Meuse
Pour sa première mise en scène d'opéra, Aurore Fattier s'appuie sur la dynamique de l’image cinématographique. La metteuse en scène (également actrice) amène son univers théâtral dans un espace sonore épuré, sublimé par un minimalisme naturel. Au croisement des temps, l'opéra se déploie avec une approche directe et dépouillée, polie par de nombreuses références cinématographiques. À peine le rideau levé, l’univers verdoyant et froidement poétique de Stalker et du Miroir de Tarkovski s’allient aux atmosphères villageoises de Fellini, agrémentées d’une austérité résolument tchèque. Verdoyant, mystérieux et silencieux, le monde de l’Est s’offre devant le public, la nature pour personnage central. La scène est couverte de mousse et une fumée blanche glaciale se répand jusqu’à déborder en fosse d’orchestre. Sur scène, deux petites filles en tenue traditionnelles de babouchka aux longues nattes s’amusent, filmant au smartphone les portraits en close-up noir et blanc des figurants. Chaque image est collectée, projetée sur le fonds de la scène, archivée en numérique.
Tout ce qui se joue ne se jouera plus : cet opéra se présente comme l’anatomie d’une chute sociale. Présentée en format carré, la scène ressemble à un polaroïd qui s’anime, le temps passant au gré des variations lumineuses et devant des paysages en images projetées, également générés par intelligence artificielle. Ici, la scène s’impose en simulacre, le jeu de l’action mimant un sujet pourtant banal : celui de l’envie d’échapper à la société répressive, d’échapper à sa propre condition avant de sombrer dans les amours véritables, la culpabilité, et surtout la Volga.
Hors des grandes fresques tragiques de l’opéra, Kát'a Kabanová s’approche d’autant plus du cinéma, portrait du drame de tous les jours et de la tragédie contemporaine. Du début de l’opus jusqu’au 3ème acte, ce dispositif du suicide prend forme, coupant le personnage de tous ses référents, opération de dépouillement à l’œuvre. Anatomie d’un saut dans la volga, anatomie d’un suicide social, le drame d’opéra sonne ici tragiquement quotidien.
En opposition avec le dépouillement progressif de la mise en scène, la musique s’étoffe et bascule dans le tragique avec générosité. C’est la première fois que le maestro Michael Güttler dirige cet opéra dans sa langue d’origine (plutôt qu’en allemand). La langue tchèque trouve sa prosodie originelle (soutenue par la présence d’un coach linguistique durant les répétitions). Les brillances de l’orchestre émanent de la fosse avec une résonance particulièrement ronde, naturelle et proche, particulière à la salle de l’opéra liégeois.
Parallèlement le casting vocal présente une grande homogénéité, alliant les voix de femmes et celles des hommes, partagés entre les normes sociales. Le Chœur de l’ORW occupe, comme à sa grande habitude, la totalité de la scène. Figurant le peuple tchèque, les voix de soutien sont déclamées avec une force sociale.
Figure centrale et martyre de la tristesse, Anush Hovhannisyan incarne Kát'a Kabanová avec une interprétation empreinte de dualité. Déchirée entre la force de ses désirs et la pression sociale écrasante de sa petite ville, elle se présente au public avec une intensité complexe et bouleversante. Sa voix, riche et élevée, se distingue par un vibrato serré et élégant. Digne, mais légèrement en retrait, elle incarne ce personnage central, oppressé par la société, à travers un déploiement vocal qui touche au registre tragique avec de la noblesse et un spleen naturel.
Anton Rositskiy interprète Boris Grigorjevič, l’amant de Kát'a et neveu de Dikoj. Tiraillé entre ses ardeurs passionnées et le rêve d'une libération sociale, le ténor reflète les aspirations et les désillusions qui traversent les personnages de l’opéra jusqu’au basculement tragique. Vibrante, ornementée et gutturale, la vélocité du chanteur est à noter, alliée à une maîtrise linguistique du tchèque.
Nino Surguladze incarne avec force et cruauté le personnage de Marfa Ignatěvna Kabanová, dite Kabanicha. En tant que belle-mère autoritaire, elle impose une répression implacable à son entourage. Représentée comme une femme blonde, vénale et sadique, sa voix s’élève et atteint des sommets de puissance, évoquant les fureurs féminines les plus cinglantes. La mezzo-soprano géorgienne oscille entre des aigus stridents pour illustrer la marâtre et des graves profonds, traduisant toute la violence de ses émotions.
Le ténor Magnus Vigilius jouait il y a peu dans le Siegfried de Wagner par Pierre Audi à La Monnaie un rôle de typologie bien différente. Il prête sa voix et une fragilité humaine à Tichon Ivanyč Kabanov, le mari faible de Kát'a, envoyé au loin, à Kazan. Son personnage, rempli de soumission et de résignation, s'impose pourtant avec violence. Alcoolique, abusif, le rôle de Tichon est pour Magnus Vigilius une occasion de se distinguer par une prosodie marquée, acerbe et véloce, pour ensuite laisser place à une voix de ténor plus naturelle, avec un phrasé désarmant. Moins élégant mais plus rustique, le personnage est incarné avec une radicalité vocale affirmée, renforçant son caractère brut et direct.
Jana Kurucová explore avec subtilité les nuances du personnage de Varvara, la fille adoptive de Kabanicha. Vive et audacieuse, Varvara apporte une touche de légèreté et une clarté vocale qui contrastent avec la morosité ambiante. La voix résolument lumineuse de la chanteuse s'accorde harmonieusement avec la tessiture d'Anush Hovhannisyan, créant un équilibre vocal qui enrichit l'ensemble de l'œuvre.
Dmitry Cheblykov propose une interprétation fortement virile de Savël Prokofjevič Dikój, un personnage brutal et autoritaire. En tant qu'oncle de Boris, il incarne le poids des normes oppressives et le conformisme rigide de cette société. Toujours radical, puissant et légèrement emphatique, son interprétation frôle la caricature, tout en conservant une certaine élégance grâce à sa voix de baryton-basse.
Alexey Dolgov s'approprie le rôle de Váňa Kudrjáš, jeune professeur témoin des drames qui se déroulent autour de lui. Son personnage incarne une jeunesse impuissante, marquée par les désillusions et les traumatismes, avec une voix austère et maîtrisée. Le ténor, dans une puissance déclamatoire et vive, insuffle au rôle une énergie renouvelée. Ironie du sort, ce personnage-témoin est ici présenté comme aveugle.
Daniel Miroslaw interprète Kuligin, compagnon de Kudrjáš. En tant que personnage nihiliste, il incarne une forme de résignation face aux normes oppressives, apportant une énergie cynique au drame. Alcoolique titubant, son rôle sans sérieux se présente en cliché, la voix portée haute et gaillarde.
Anne-Lise Polchlopek incarne Glaša et Fekluša, symboles presque silencieux de la classe ouvrière. Elles observent et commentent, avec une voix chaleureuse et cérémonielle, les tragédies de leurs maîtres, témoignant des inégalités sociales dans une nation pétrie de contrastes.
Malgré le minimalisme du dispositif en huis clos, la mise en scène offre une grande efficacité narrative. La scénographie, presque cynégétique, se déploie comme un tableau vivant, servant de cadre à un drame tragiquement banal mais intemporel. La Tchéquie est dépeinte dans toute sa complexité, renforcée par une musique riche d’histoire et de tensions sociales, de la Volga à la Meuse liégeoise.
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