Un bal masqué à Toulon : il était une fois Verdi
La soprano bulgare Alexandrina Pendatchanska (ou Alex Penda) interprète une Amélia dont les formes multiples d’amour (d’épouse, de mère, d’amante), d’émotions et de fragilités associées, se déclinent avec davantage de vérité d’un acte à l’autre. Habillée comme une veuve noire à l’acte I, la voix un peu en retrait, comme attirée vers le grave de sa tessiture au legato touchant et généreux, elle montre pour l’instant plus de ferveur dans la supplique que dans l’échange amoureux, sauf à la fin du duo avec Riccardo de l’acte II, lorsqu’elle consent à avouer son amour et à perdre de la matière sonore afin de gagner l’aigu. Elle est plus convaincante encore lorsqu’elle supplie Renato de lui laisser voir son fils une dernière fois, le chant opératique domestiqué se laissant déborder par quelques vrais cris, souffles et pleurs étouffés, comme si ses vraies émotions étaient davantage de mère que d’amante. C’est au troisième acte, vêtue d’une robe de bal au décolleté flatteur, dans son air "Morró ma prima in grazia", qu’elle acquiert toute la dimension érotique et active que Verdi consent à donner à ce rôle.
Un Bal masqué à Toulon par Nicola Berloffa (© Frédéric Stephan)
Une autre soprano, Anna Maria Sarra, d’origine italienne, interprète le rôle travesti particulièrement délicat et virtuose du jeune page Oscar. Elle ne se complait pas (peut-être pas assez ?) dans l’étrangeté grinçante, sinon « colorature », parfois adoptée avec plus ou moins de bonheur par les interprètes de ce rôle. Mais elle parvient à dominer les ensembles, notamment le quintette qui clôt l’acte I avec justesse et précision. Dès l’acte II, elle n’exploite pas non plus l’ambiguïté de son rôle, et expose, avec sa robe blanche à fleurs et ses gracieuses révérences, une identité féminine stylisée.
Le troisième et dernier rôle féminin, celui d’Ulrica, est tenu par la mezzo-contralto d’origine albanaise Enkelejda Shkosa. Ce personnage sombre, dramatique, insaisissable, de voyante, pythie, sibylle, sorcière, devineresse, diseuse de bonne aventure, etc., est, dans cette version, celui d’une vieille chamane indienne, vêtue d’une lourde robe de peau et coiffée d’une plume blanche, personnage peut-être trop « ethnicisé » pour être archétype ou pour s’inscrire dans la filiation évidente des sorcières de Macbeth ou d’Azucena du Trouvère (rôle qu’elle a joué à Toulon en 2015). L’antre de la sorcière tient ici de la réserve indienne. Seule demeure la présence chthonienne d’un fourneau à charbon et d’un lourd chaudron. L’ample tessiture de sa voix n’est pas totalement homogène, notamment dans le registre medium, parfois en retrait dans le "Re dell’abisso affrettati" de l’acte II.
Un Bal masqué à Toulon par Nicola Berloffa (© Frédéric Stephan)
Le plateau masculin, plus fourni, n’oppose et ne relie de manière frontale que deux rôles, celui du gouverneur de Boston à celui de son ami et futur assassin. Le rôle de Riccardo, tenu par le ténor uruguayen Gaston Rivero, est complexe sur le plan psychologique. Le personnage, support principal de la charge dramatique de l’œuvre, oscille entre les exigences parfois contradictoires de son personnage public et de son être privé et se doit d’évoluer tout au long de l’intrigue afin de la faire avancer. Dans l’acte I, une certaine lourdeur physique, en partie feinte puisqu’elle ira jusqu’au boitement dans l’antre d’Ulrica, aggravée par de lourds vêtements (caban, bottes et culotte de cheval) ainsi que par un jeu ampoulé, rend peu crédible sa dimension héroïque. Sur la réserve pendant le premier acte, il acquiert progressivement plus de dimension et de relief, notamment lors du duo d’amour avec Amélia dans la seconde scène (Teco Io sto) et peut-être plus encore avec l’arrivée de Renato, son véritable interlocuteur, qui le protège dans le voile de son long manteau. Mais c’est dans l’acte III, habillé d’apparat, à sa place et dans un rôle de maître qui innocente, pardonne et unifie, que son jeu et son chant accèdent aux véritables dimensions du rôle.
Renato est le personnage-clé du drame musical : il s’agit d’un homme-double, ami et assassin, dévoué et vengeur, à qui Verdi octroie les pages les plus vocales de la partition. Il est interprété par le baryton uruguayen Dario Solari. Dès son apparition, à l'Acte I ("Alla vita che t’arride"), il imprime le plateau de sa présence et de sa prestance, impeccablement vêtu d’une sévère tenue de fonctionnaire. Son jeu est d’emblée installé et naturel ; son timbre, soutenu par un souffle serein, est profond et homogène. L’acte II, avec l’accablement, lui donne encore plus de densité corporelle et vocale. Peut-être lui manquerait-il ce léger tremblement intérieur qui préside au doute, avant tout revirement radical. Son grand air est particulièrement applaudi, comme celui, "Eri tu", de l’Acte III.
La distribution masculine se complète de trois rôles secondaires, dans des registres de baryton et de basse. Le rôle de Sylvano est assuré par le baryton français, Mikhael Piccone (réservez ici vos places pour l'entendre à Rouen dans La Bohème), dont l’entrée dynamise la deuxième scène de l’Acte I, grâce à son jeu de scène léger et énergique et à sa vocalité précise. Tomaso et Samuele, les deux conspirateurs, sont interprétés respectivement par le géorgien Nika Guliashvili (basse) et par l’italien Federico Benetti (baryton-basse). Ils sont tout à fait crédibles dans ces rôles de "canaille", assurant la transformation ironique du drame en vaudeville. Lorsqu’à l’acte II, le voile noir d’Amelia passe de main en main, en un geste profanateur, leurs voix complices laissent profondément l’empreinte de leur rire stylisé dans l’oreille du public.
Un Bal masqué à Toulon par Nicola Berloffa (© Frédéric Stephan)
La direction musicale est assurée par l'israëlien Rani Calderon, chef d’orchestre principal de l’Opéra de Santiago et directeur musical de l’Opéra de Lorraine. Sa gestique précise et engagée, soucieuse de maintenir la participation de tous, sait obtenir les silences nécessaires à la poussée dramatique implacable de l’œuvre. Les différentes sections de l’Orchestre de l’Opéra de Toulon sont solides, notamment celle des cuivres, mais couvrent assez systématiquement les voix dans les tutti des finales. De même, certains soli (le trombone à la fin de l’acte I, le violoncelle en duo avec Amelia dans l’acte II) se détachent un peu trop de l’ensemble. Le Chœur de l’Opéra de Toulon, préparé par Christophe Bernollin, anticipe parfois très légèrement l’orchestre. Souplement intégré à l’action, il reste équilibré, en terme de masse sonore, en regard de la fosse et des solistes.
Le travail de mise en scène de Nicola Berloffa, de Fabio Cherstich pour les décors, de Marco Giusti pour les lumières et de Valeria Donata Bettella pour les costumes, emprunte aux codes cinématographiques du Western, exploitant en cela la transposition de l’action dans un Boston improbable, ville où débutera, mais un siècle plus tard, la révolution américaine. Le décor est parfaitement intégré au lieu réel qu’est le théâtre à l’italienne de Toulon, aux couleurs légèrement fanées, comme celles des drapeaux américains qui habillent les scènes présentant le gouverneur en tant que personnage public. La menace, pesante, est rappelée par l’omniprésence d’armes à feu, de plus en plus grandes, envahissantes et étouffantes comme les panneaux aux couleurs froides, rétrécissant la scène de vie de leur artificialité assumée. Des portiques tendus de tissus rouge, équivalent de loges d’opéra, servent de cadres mobiles s’ajustant aux personnages, à leurs relations et actions, selon un ballet géométrique permanent les présentant frontalement, obliquement, ou encore côte à côte. Ils accompagnent les changements subtils d’environnement, depuis la ville et ses aménités jusqu’aux longues étendues désertiques de l’Ouest américain. Ils contribuent à structurer les encastrements de la scène de bal, tenant davantage d’une scène de foire, avec ses pantomimes et son public indiscipliné. Comme pour mieux souligner les différences de classes, finalement unifiées par la mort du gouverneur, les costumes marquent de manière étanche les groupes sociaux : édiles, cow-boys, indiens, marins, domestiques femmes et hommes dans leurs livrées respectives. La préoccupation politique de Verdi, déplacée depuis un questionnement psychologique qui seul ici fait avancer l’action, est bien celle de la quête d’unité.
Un Bal masqué à Toulon par Nicola Berloffa (© Frédéric Stephan)
Le public, sans faire véritablement salle comble (80% de la jauge), applaudit systématiquement, mais avec retenue, sauf à la toute fin des rappels, reproduisant ainsi la montée en puissance progressive de l’œuvre et de son interprétation. Gageons que cette première saura être suivie de deux autres belles et généreuses interprétations.
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