Transgressions conformistes pour les Brigands à Garnier
Il est des transgressions si souvent vues, si généralement acceptées, qu’elles se confondent petit à petit avec le conformisme. Ces Brigands d’Offenbach à Garnier en sont le parfait exemple. Pour singer l’espièglerie d’Offenbach et rechercher le scandale, Barrie Kosky convoque ici des drag queens et moque la religion (comme un air de déjà vu quelques semaines après la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques) en faisant danser le French cancan à des religieuses. A peine retrouve-t-il cet esprit satirique en moquant les politiques actuels en ce jour de nomination du gouvernement Barnier, ou par de multiples références à la culture populaire d’aujourd’hui. Finalement, s’il subit de copieuses huées à la fin du spectacle, ce n’est pas pour avoir ainsi choqué le public, mais pour avoir transgressé l’interdit ultime pour un metteur en scène : rendre une œuvre moins belle et moins intéressante qu’elle ne l’est réellement. Ce n’est pas un hasard si la seule scène déclenchant les rires et les applaudissements du public est celle des espagnols à l’acte II : c’est la seule qui offre de beaux costumes (signés Victoria Behr) et qui respecte l’esprit et la finesse du livret de Meilhac et Halévy. Car au prétexte que l’œuvre d’origine est un peu foutraque avec son intrigue fantaisiste et ses brigands qui se déguisent successivement en ermite, en mendiants, en marmitons, en italiens et en espagnols, le metteur en scène la transpose au risque de rendre sa dramaturgie caduque et incompréhensible, et ajoute une couche d’humour gras qui rend l’ensemble indigeste.
Le décor unique de Rufus Didwiszus est un palais délabré et tagué trouvant mieux son sens à l’acte III (c’est alors le palais du Duc de Mantoue dans lequel se perdent les brigands) qu’au I (le même décor servant alors à leur refuge montagneux). Sa transformation en théâtre de tréteaux à l’acte II, des tentures rapetissant l’espace, est ingénieuse : avec ses changements de costumes incessants, ses portes qui claquent et ses personnages qui défilent, cette séquence a certaines proximités avec la commedia dell’arte. Les chorégraphies d’Otto Pichler visent à créer une ambiance de cabaret, avec une réussite inégale selon les scènes, les danseurs montrant cependant de belles qualités de comédiens.
Le rôle central de Falsacappa est interprété par Marcel Beekman, dont le manque d’aisance en français (malgré une belle articulation dans les parties chantées) constitue un frein théâtral tout au long du spectacle. Sa voix, très nasale et voisée, dispose d’un large ambitus (notamment mis en valeur lorsqu’il prend une voix de cabaret) et d’une puissance majestueuse.
Marie Perbost est sa fille, Fiorella. En cette soirée de première, elle met quelques minutes à se libérer, mais elle se trouve rapidement plongée dans son personnage par un investissement théâtral rafraichissant, qui permet à sa voix de s’épanouir enfin. Elle peut ensuite s’appuyer sur la finesse de son phrasé et la précision de ses vocalises pour assoir sa prestation.
Son amant Fragoletto est chanté par Antoinette Dennefeld, qui peine aussi à trouver la bonne puissance. C’est finalement à l’acte II que sa voix se libère réellement, jusque dans des graves poitrinés charnus. Son timbre est boisé et brillant, son vibrato rond. Elle gagne en aisance scénique au fil de la soirée, et montre une certaine fougue dans le maniement des castagnettes.
La production peut compter pour ses rôles secondaires sur la fine fleur du répertoire Offenbachien, avec pas moins de sept chanteurs iconiques du genre, qui apportent tous de la fraicheur par leur savoir-faire. Philippe Talbot remporte un franc succès en Comte de Gloria-Cassis, avec sa voix sombre et bien ancrée, son articulation soignée de faux espagnol jouant un vrai espagnol, et son phrasé fluide. Son souffle semble parfois à la limite de la rupture, ce qui peut s’expliquer cependant par la danse qui accompagne son chant. Mathias Vidal brûle les planches en Duc de Mantoue, par son énergie théâtrale et comique, son timbre brillant et sa diction de conteur. Yann Beuron se montre en forme en Baron de Campo-Tasso impeccable dans son costume de mafieux italien, précis dans sa diction, émettant sans peine un timbre barytonant. L’expérience (et l’agilité de ses collègues qui le suivent parfaitement) lui permet de masquer son erreur de texte qui n’aura finalement perdu que la personne en charge des surtitres. Laurent Naouri incarne un Chef des carabiniers aux allures de de Funès dans le Gendarme de Saint-Tropez, avec sa voix aux résonateurs grands ouverts. Rodolphe Briand semble s’amuser en Pietro, laissant entendre un timbre corsé, qu’il manie avec musicalité dans son trio de l’acte II. Éric Huchet est un Domino de luxe, lui qui campait un excellent Falsacappa à l’Opéra Comique en 2011. Sa voix claire et ferme porte et emplit la salle. Franck Leguérinel enfin, en Barbavano avec des cheveux et une longue moustache rouges, ne se départit pas de son habituelle voix franche et théâtrale.
Adriana Bignagni Lesca interprète la Princesse de Grenade de sa voix large et chaude dont la profondeur impressionne dans les parties parlées. Flore Royer est son Page, à la voix douce mais légèrement voilée ce soir. Leonardo Cortellazzi est Carmagnola à l’ancrage aigu. Les quatre paysannes du premier acte sont chantées par Ilanah Lobel-Torres, Zerlina à la voix ambrée, par Clara Guillon, Fiametta à la voix piquante et acidulée, Marine Chagnon (Cicinella) et Maria Warenberg (Bianca) complétant un quatuor espiègle. Les deux courtisanes de Mantoue sont campées par Doris Lamprecht en Marquise d’une voix ronde et perchée et par Helene Schneiderman en Duchesse à la voix rougeoyante. La comédienne Sandrine Sarroche interprète Antonio : son monologue très politique, qui critique Bruno Le Maire en vers, reçoit l’hostilité d’une partie du public. Sonorisée dans ses parties parlées, elle le reste pour chanter son air.
Stefano Montanari est placé à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, qui se montre enlevé, enthousiaste et précis. Lors des grands ensembles, le chef peine toutefois à tenir ses troupes, et de larges décalages se produisent (notamment durant le final de l’acte II), qui peinent à se résorber. Les Chœurs de l’Opéra de Paris alternent le meilleur (par exemple lors de leur première entrée, malgré un important investissement scénique) et le moins bon (le chœur des marmitons), participant parfois à générer ces importants décalages.
Peu amène avec l’équipe de mise en scène, le public accorde en revanche un accueil chaleureux à l’orchestre et à l’ensemble du plateau vocal de cette production, qui est dédiée, selon le programme, à la mémoire de Jodie Devos, décédée brutalement au mois de juin dernier.