Orphée en apesanteur sur le Miroir d'eau
Paul Agnew défend le choix de cette version (alors que la version pour castrat créée à Vienne en italien douze ans plus tôt semble souvent tenir lieu de référence auprès des directeurs de théâtre ces dernières années) avec simplicité et bonhomie.
Déjà, la voix de haute-contre, même si elle est aiguë, reste néanmoins une voix de ténor, et de ce fait donne une "virilité" et une pertinence sexuelle au personnage d’Orphée.
Et la version de Paris, qui fut dédiée en son temps à Marie-Antoinette (elle-même élève de Gluck et qui favorisa son accès à la Cour de Versailles) est agrémentée de numéros plus plaisants les uns que les autres, notamment le Ballet des Ombres heureuses du 2ème acte et son poignant solo de flûte, ou l’air d’Euridice avec Choeur (Cet asile) à la fin du même acte, ou enfin le trio Tendre Amour du 3ème acte.
La qualité de ces ajouts, qui offrent une version d’Orphée plus équilibré et plus étoffée que la version italienne (plus épurée), semble expliquer le triomphe que connut l’oeuvre en France (299 représentations recensées entre la création à l'Académie Royale de Musique de Paris en 1774 et 1838).
Le choix de cette version très "Ancien Régime" correspond cependant parfaitement au cadre ici proposé, à savoir une représentation à la tombée de la nuit sur la scène installée sur le plan d’eau, un décor "naturel" qui n’est pas sans faire penser au luxe de Versailles avec l’alignement, baroque à l’extrême, des allées d’arbres bordant le bassin et la vue en guise de fond de scène de la rocaille agrémentée d’un obélisque et d’une structure d’arche en buis symétrique dans le prolongement de la perspective…
Quoi de plus adapté pour servir de scénographie à ces héros de l’Antiquité qui viennent nous parler de la condition humaine, de la vie et de la mort, dans un cadre aussi majestueux ?
Le concert ayant lieu en plein air, sans qu’il y ait de mur derrière la scène pour projeter le son vers le public, une sonorisation est mise en place avec des micros de reprise générale mais fort bien équilibrés de telle sorte que le public n’a aucune impression d’amplification, terme que d’ailleurs Paul Agnew récuse, insistant bien sur la différence entre amplification et sonorisation légère.
Pour servir cette œuvre, connue ne serait-ce que par le succès du grand air du 3ème acte (J’ai perdu mon Euridice), Paul Agnew a su s’entourer avec finesse et discernement.
Le Chœur des Arts Florissants, véritable protagoniste dans la version parisienne (ici sans le Ballet), chante toute la partition par coeur, ce qui lui donne une liberté et une implication décuplées, offrant ainsi au public des attaques franches et très homogènes, des palettes de nuances élaborées, et surtout des constructions en nappes qui donnent à chacune de ses interventions une architecture nette et probante. Ils laissent ainsi éclater des accents de détresse dans le choeur d’entrée, ou bien des accès de rages dans les scène des Furies où ils refusent l’entrée aux Enfers à Orphée avant de se laisser attendrir.
Au diapason du Chœur, l’Orchestre donne ici la pleine mesure de sa compréhension du classicisme Gluckiste, pourtant assez éloigné de son pré-carré habituel (par exemple Rameau ou Charpentier)…
Tout est scrupuleusement respecté, de la sobriété de la ligne mélodique, en permanence remaniée et assouplie, à la douceur de l’accompagnement des pupitres de bois ou de cordes qui donnent aux scènes de retrouvailles la sensualité requise : jusqu'à la noirceur des Enfers avec ces rythmes entêtants et angoissants qui sont de mise.
De fait, Paul Agnew conduit le drame avec un souci de tension constante, en multipliant les ambiances et les couleurs à foison, en offrant toujours des plans sonores allégés et aériens qui donnent un souffle rafraichissant à toute l’oeuvre.
Ana Vieira Leite délivre une Euridice sobre et touchante, par la grâce de son timbre rond, et par la clarté de sa prononciation également. Son médium ici fait mouche, grâce à une projection solide et une belle conduite d’aigus qui lui permettent de livrer des phrasés poignants et homogènes au 3ème acte lors de la confrontation douloureuse avec Orphée.
Julie Roset campe un Amour à la fois mutin et rassurant, jouant énormément le rôle malgré la version "récital" du concert, s’impliquant à chaque intervention, avec elle aussi une diction soignée, une grande facilité dans tout le haut de la tessiture et surtout avec un focus et une largeur de timbre tout à fait appréciables, qui donnent à ses airs une saveur cuivrée et une générosité particulières.
Reinoud Van Mechelen semble se jouer des écueils d'un rôle pourtant écrasant, alignant héroïquement les airs sans aucune fatigue perceptible ni crispation vocale, même dans les moments les plus tendus du début du 2ème acte lors de la confrontation avec les gardiens des Enfers. Son haute-contre séduisant et solaire sollicite les suraigus nombreux du rôle sans effort apparent, et c’est avec conviction et véhémence qu’il mène sa barque jusqu’au Happy End final, avec un médium de miel, un français impeccable et un savoir-faire remarquable dans les variations de teintes et de registres (le tout en vivant visiblement toutes les étapes du parcours psychologique complexe du personnage de manière à la fois sobre et extrêmement habitée).
Le public, charmé par la magie du lieu et la haute qualité musicale de la soirée, offre une standing ovation sonore et nourrie à cet Orphée en apesanteur.