Andrea Chénier, ou le triomphe de la poésie en direct de Londres
Les vidéos, reportages et entretiens, diffusés dans les salles de cinéma avant le début du spectacle et durant l'entracte permettent de voir le travail de répétition théâtrale et musicale. Une nouvelle occasion de constater également l'engagement du chef d'orchestre Sir Antonio Pappano, qui témoigne de sa fierté et de son bonheur à diriger cette œuvre et cette production, pour refermer un mandat qui s'est étendu in loco durant 22 ans (mais il reviendra en chef invité, notamment pour diriger la suite de la Tétralogie mise en scène par Barrie Kosky, également en direct au cinéma).
Cet engagement d'un chef, cette connaissance longuement construite et entretenue avec sa phalange se déploie pleinement dans les enceintes de la salle de cinéma, faisant vibrer, gronder, trembler les sièges du fracas révolutionnaire à grands coups de timbales glaciales et d'accents ressortant soudain en contre-chants, aussi bien que pour faire frémir les cordes sensibles d'un amour sacrificiel (un amour et même plusieurs : celui du poète Andrea Chénier et de la fille de Comtesse, Madeleine de Coigny, amour qui les mènera main dans la main jusqu'à l'échafaud, mais aussi l'amour de Charles Gérard pour les idéaux Révolutionnaires dont il percera les excès).
David McVicar (dans cette production de 2015) semble lui aussi vouloir montrer et démontrer combien l'opéra est moderne lorsqu'il sait également se concentrer sur ses fondamentaux. Sa production paraît ainsi des plus classiques. Les lieux de vie et de loisirs des aristocrates puis celui des débats, des joies et des souffrances des révolutionnaires semblent avoir fait l'objet d'un travail de reconstitution historique (et pour cause, ce fut effectivement le cas). Les costumes aristocratiques et les perruques poudrées du début de l'opéra répondent ensuite à ceux des révolutionnaires, typiques jusqu'au détail des cocardes et au bout des bonnets phrygiens. L'intérieur d'apparat richement orné cède la place à une grande structure grise abritant tour à tour le banquet révolutionnaire, le tribunal (par l'adjonction d'un petit amphithéâtre pour la plèbe commentatrice) puis le cachot (avec l'envers de ce bâtiment et quelques grilles). Le spectateur attentif verra toutefois, dans ces décors des plus classiques, les gestes aussi subtils qu'expressifs du metteur en scène : le fait que, dans le tableau aristocratique, la lumière vienne du côté, du dehors (comme apportée avec sa menace par les révolutionnaires dans cet univers encore dans la pénombre par comparaison), et, à la toute fin du spectacle, le fait que les amants en s'éloignant vers le fond de la scène retrouvent l'obscurité... tandis que plus loin encore la mort les attend (mais là aussi avec subtilité : David McVicar n'a pas installé une guillotine au fond du plateau, mais une simple et même misérable chariotte, celle qui mène à l'échafaud).
Même le rideau de scène est devenu un immense drapeau tricolore, maculé de sang et sur lequel est notamment inscrit "même Platon a banni les poètes de sa République", signé... Robespierre.
Le plateau est pleinement investi par un jeu travaillé, dans l'ordre classique chez les aristocrates (qui s'amusent lors de danses de salon et admirent un couple de danseurs de ballet agile), ou dans les mouvements de foule menaçante chez les révolutionnaires (les caméras de cinéma soulignent en gros plans l'investissement des choristes devenus figurants et faisant des mines menaçantes aussi bien que patibulaires). Le chœur féminin affirme le caractère pastoral de l'Ancien Régime même si les aigus bougent. Les hommes traduisent la voix du peuple, par leur justesse et placement sans excès aucun.
Jonas Kaufmann retrouve avec la figure du poète passionné Andrea Chénier l'un des grands rôles qui ont marqué sa carrière, et réciproquement. Il l'incarne de part en part, de toute la longueur de sa voix et théâtralement jusqu'au bout de ses boucles de cheveux noués dans la nuque. D'autant que la réalisation audio-visuelle le trouve très aisément et le montre en gros plan dès avant de chanter, déjà prêt à déployer toute sa vigueur vocale : à l'image de ce que sera sa voix, il a toujours le poing vigoureusement serré, soulignant très fortement ses réactions mélancoliques ou colériques. Vocalement, et dans cette énergie, il passe du grave à l'aigu dans la vigueur continue d'un souffle nourri, sachant à l'envi dynamiser d'accents sans rompre la ligne, monter en crescendi aussi bien que tenir des notes filées sur un souffle de velours. L'alliage caractéristique de sa voix d'exception, ce placement profond dans la gorge qui ne limite nullement ses envolées vers de puissants aigus solaires, ne cesse d'impressionner et de marquer visiblement le public (le théâtre londonien acclame ses airs, mais la salle de cinéma parisienne l'applaudit également). Si, aux débuts de la soirée, une syllabe menace de déraper, une voyelle de s'engorger, une tenue de ne pas pleinement résister à l'aigu, ces périls ne restent que des menaces et la voix sait conserver la puissance de sa vigueur : cet alliage de douceur de timbre et de luminosité variée sur toute l'intensité de leur palette.
Sondra Radvanovsky en Madeleine de Coigny, une fois la voix chauffée et installée sur des nuances moins confidentielles, parvient à installer, asseoir, et focaliser la ligne de chant, non seulement pour lever sa tessiture et son volume, mais pour ensuite trouver une présence touchante et vibrante dans l'intimité de son tourment. Les voix des deux solistes se nourrissent mutuellement dans les acmés que sont leurs duos, comme s'épousant de vigueur et de couleurs.
Le rôle et la partition de Charles Gérard demandent également à son interprète de se surpasser, et ce dès le début de l'opéra. Le laquais devenu député trouve également, avec Amartuvshin Enkhbat (qui pourtant remplace Aleksei Isaev qui devait remplacer Carlos Álvarez) un artiste qui lui offre toute la plénitude de moyens superlatifs, toujours dans son plein déploiement, sa riche puissance : à plein régime (sous l'Ancien Régime comme le Nouveau). Le chant du baryton originaire de Mongolie apparaît comme un saisissant et riche paradoxe dans la salle de cinéma qu'il inonde d'un son pourtant précis. Le timbre est sombre et pourtant le phrasé éclaire, la matière est très épaisse et pourtant sculptée, la ligne est nourrie d'accents et pourtant continue de souffle et de dessein. Il n'emploie que peu les couleurs les plus douces dont il dispose pourtant, et il donne l'impression d'une vigueur de ténor héroïque pleinement transposée dans un registre de baryton profond. L'écran de cinéma et les enceintes ne permettent en l'état au spectateur que de souhaiter quelques améliorations encore pour parachever la proposition, notamment en disposant d'un peu plus de souffle pour les phrases longues et en assouplissant le jeu d'acteur (même pour un personnage de baryton endolori dans lequel ses pareils aiment à se tenir bien droit). Force est toutefois de constater que son incarnation entre Iago et Rigoletto (alliant les volontés de complot à la révolte des sans-grades) témoigne d'un travail d'acteur éloquent mené avec l'équipe de mise en scène.
La Bersi de Katia Ledoux plonge pleinement dans ce que lui offre son personnage, à double-facette : servante des aristocrates, elle l'est avec un esprit piquant notamment dans ses fins de phrasés vibrant rapidement, puis femme libérée dans tous les sens du terme avec le Nouveau Régime, elle déploie d'autant mieux l'opulence de son mezzo-soprano suave et altier. La richesse de tout l'ambitus s'exprime ainsi en intentions généreuses avec un vibrato dynamisant encore le tout.
La Comtesse de Coigny est confiée à Rosalind Plowright dans le plein esprit d'une voix de troupe et de métier : des accents surgissent du vibrato que constitue désormais son chant.
La pauvre Madelon, pleure son malheur du bout du coeur et de la voix d'Elena Zilio, mais pour mieux en déployer un lyrisme affermi par la maturité et qui n'a rien perdu de son soutien ni de sa longueur.
Ashley Riches (Roucher) seconde André Chénier avec une tessiture équilibrée (hormis le grave assourdi), une prosodie travaillée, un jeu à-peine empressé.
L'accusateur Fouquier-Tinville est représenté avec Eddie Wade en haïssable histrion, dynamique de jeu, de corps de voix. Ses interjections lui permettent pourtant de déployer la hauteur de sa tessiture, la clarté clairette de son phrasé.
James Cleverton (en Matthieu, membre du Comité de salut public) a une voix amplement déployée pour vibrer en largeur.
Le personnage de l'Incroyable dispose avec Alexander Kravets d'une voix de stentor, un peu forcée.
Le romancier Pierre Fléville se fait héraut de salon, la voix de William Dazeley passant via des accents corsés. Simon Thorpe est une majordome à la voix large et vibrée.
L'abbé d'Aled Hall est très articulé, joué outré et avec une ouverture vocale qui élargit le matériau autant que possible.
Jamie Woollard (Dumas) se fait précis pour être entendu, tandis que Jeremy White (Schmidt) est discret et appliqué en souplesse.
Le public acclame le spectacle et les artistes, au sommet desquels triomphe le trio de solistes principaux et le maestro qui semble déjà bien regretté outre-Manche (mais aussi dans la salle de cinéma parisienne qui elle aussi, fait assez rare, applaudit sincèrement aux saluts).